samedi 9 décembre 2023

Éden


Éden – Auður Ava Ólafsdóttir

Éditions Zulma (2023)
Traduit de l’islandais par Éric Boury

 

Alba est islandaise, linguiste, professeur à l’université et relectrice-correctrice pour une maison d’édition de romans policiers de Reykjavík. Elle se rend très souvent dans des endroits retirés partout dans le monde pour assister à des colloques consacrés aux langues menacées de disparition et elle prend un jour conscience de l’impact de ses nombreux voyages en avion sur l’environnement. Grâce à son père et à un ami de celui-ci, Hlynur - prénom qui signifie érable en islandais - qui tous deux s’intéressent aux arbres, elle est sensibilisée au reboisement du pays. Elle réalise alors que pour compenser ses seize vols de l’année précédente, elle devrait planter cinq mille six cents arbres. Elle décide alors d’acquérir un terrain de vingt-deux hectares en pleine nature et d’y planter des arbres. La propriété, qui comprend une bâtisse à rénover, a appartenu à une célèbre autrice de romans policiers, Sara Z,  dont Alba a relu les épreuves avant parution quelques années auparavant. Au fur et à mesure de son installation sur place, la vie d’Alba va changer du tout au tout.
 

C’est un livre curieux, que j’ai beaucoup aimé, plus encore que les deux précédents livres d’Auður Ava Ólafsdóttir déjà lus, Rosa Candida et Miss Islande, que j’avais appréciés. Peut-être que celui-ci m’a captivée parce qu’il est question d’une femme qui abandonne progressivement sa vie de citadine pour se créer son propre univers à la campagne et que c'est un sujet qui me parle. Sa reconnexion avec la nature lui ouvre de nouvelles perspectives et semblent la dégager d'un carcan qui la bloquait. 

J’ai aussi aimé la façon dont les pensées d’Alba se baladent d’un mot à l’autre, créant des digressions linguistiques et imagées qui font rêver et voyager. Comme dans l’extrait ci-après, qui suit une évocation de sa mère, Stella Bjarkan, une actrice qui a interprété le rôle de Lady Macbeth, et dont le nom de Bjarkan est dérivé de björk, birki – bouleau.

Hier soir, je me suis documentée sur les bouleaux, betula pubescens en latin. L’adjectif pubescens signifie duveteux ou à feuilles pelucheuses, ce qui explique que dans beaucoup d’autres langues, le bouleau se nomme arbre velu, hairy birch en anglais et dunbjørk en norvégien. Il va pour ainsi dire de soi que les Féroïens parlent de birki comme les Islandais. Le terme birki ne trouve d’ailleurs pas son origine dans les langues de notre famille, mais dans le sanskrit bhurja qui signifie l’arbre clair ou lumineux en raison de son écorce d’un blanc crayeux. Lorsque je me plonge dans l’étymologie, je ne vois plus le temps passer et, à une heure avancée de la nuit, je suis tombée sur un document expliquant que le latin betula avait la même racine que le terme celte bete qui donne en irlandais médiéval beithe et, comme la fatigue commençait à se faire sentir, tout cela se mélangeait dans ma tête, betha et beithe, le latin, le gaélique médiéval et le sanskrit, ma mère, la vie, la lumière et le bouleau, la femme qui m’a donné naissance et les rôles qu’elle a endossés. Quand j’ai enfin éteint l’ordinateur pour aller me coucher, j’ai pensé que ce serait plutôt cocasse si Macbeth était en effet Fils de Bouleau, fils de Birki, et si Stella Bjarkan jouant Lady Macbeth devenait par là Lady Birkisson. (Page 41).


De même, son exploration des environs l’entraîne à la fois à l’évocation de la dure vie des éleveurs locaux et à l’analyse de sa langue. L’extrait ci-dessous se poursuit d’ailleurs par la liste des déclinaisons des mots rivière (á ) et brebis (ær).

Remontée en voiture, je pense à une rivière qui déborde, ce qui me conduit droit à landbrot, érosion, puis à vatnavextir, inondation, et aux adjectifs gruggugur et kolmórauður qui décrivent une chose boueuse et sombre, puis je pense à umflotinn, entouré d’eau, et à sjatna qui signifie se retirer en parlant de l’eau, j’attends tranquillement que le liquide s’évacue de mon cerveau de linguiste, je pense au mot innlyksa, coincé, je pense à une route affaissée sur une centaine de mètres, je pense à des coupures d’électricité, à des vaches aux mamelles gonflées, à des fermiers forcés de jeter leur lait parce que le camion n’arrive pas jusqu’à leur ferme, je pense à des poèmes sur les rivières, sur les ruisseaux qui babillent et je pense qu’en secret la rivière ravine, pierre après pierre, galet après galet, sous mes pieds, jusqu’au moment crucial, je pense à Ella Fitzgerald chantant Cry Me A River et voici brusquement que la déclinaison du mot á, rivière, me vient au bout des lèvres – nominatif, accusatif, datif, génitif, singulier et pluriel –, je me dis que les destins de l’eau des glaciers et des brebis sont liés à travers l’une des formes les plus courtes de la langue islandaise, á, et que dans sa déclinaison se cache le temps lui-même, se cache le mot ár qui signifie année. (Page 46).
Ce qui m’a plus aussi dans cette histoire, c’est la façon dont l’autrice nous fait découvrir petit à petit la vie passée de son personnage, jamais directement mais toujours par des éléments que fournissent d’autres personnes autour d’elle, comme son père et surtout sa demi-sœur, ou encore son éditrice, comme par exemple l’insistance avec laquelle celle-ci lui demande de lire avant parution le livre de poèmes d’un de ses anciens étudiants. Au début, on ne comprend pas trop où l’autrice nous emmène puis on devine, par des détails apparemment insignifiants laissés ici et là, un épisode passé de la vie d’Alba dont elle-même ne parle pas mais qui justifie sans doute son changement de vie. 

Il y a aussi l’ouverture aux autres qui s’installe petit à petit dans l’existence d’Alba. Ainsi, lorsqu’elle côtoie son voisin ou bien les habitants et commerçants du village, elle est toujours surprise de constater qu’ils s’intéressent à elle, que les informations la concernant circulent, mais toujours à bon escient, que ses capacités sont sollicitées dans un but solidaire. Son implication au côté d’un migrant adolescent va donner un nouveau sens à sa vie et à celle de ses proches.

Je prépare des lasagnes pour un adolescent qui a erré de par le monde et qui a appris le mot stinningskaldi – vent glacial – bien qu’il ne lui soit d’aucune utilité pour affronter les bourrasques pendant ses allées et venues. Pas plus qu’il n’a besoin de savoir qu’il existe plus de cent termes pour désigner le vent en fonction de sa direction, de son degré d’humidité, des frimas ou de la douceur qu’il apporte. (Page 86).
Vous l’aurez compris, je recommande fortement la lecture d’Éden d’Auður Ava Ólafsdóttir, l’air de rien ce livre est un petit bijou.

N.B. Mention spéciale à Éric Boury, le traducteur de ce texte, pour en avoir si bien fait ressortir les aspects linguistiques.

jeudi 9 novembre 2023

La marche du mort



La marche du mort - Larry McMurtry

Lonesome Dove : les origines

Gallmeister (2016)

Traduit de l‘américain par Laura Derajinski

Lorsque j'étais enfant, le programme télé du dimanche après-midi proposait un film, très souvent un western. Qu'est-ce que j'ai pu en regarder ! Souvent, des films de série B, rarement des chefs d'œuvre. Les cow-boys, les indiens, l'armée et sa cavalerie, les pionniers et leurs chariots, les saloons et les filles au grand cœur,  tout cela m'était bien familier.

Aussi, lorsque j'ai commencé La marche du mort de Larry McMurtry, je me suis retrouvée en terrain familier, enfin c'est ce que j'ai cru. Très vite, la couleur du tableau idyllique s'est assombrie. Ici, l'armée se résume â un bataillon de Texas Rangers dépenaillés, sous la direction d'un Major recalé de West Point et décidé à libérer la population du Nouveau-Mexique. Appâtés par les promesses de richesse qui pourrait en résulter, pour l'un et par l'envie d'œuvrer pour la bonne cause pour l'autre, Gus et Call se sont enrôlés, prêts à tenter l'aventure. Confrontés à de multiples dangers, ils vont devoir se battre pour survivre et compter également sur la chance.

Contrairement aux films de mon enfance, tout ne finit pas toujours bien pour les gentils de l'histoire, d'autant plus qu'ici, il y a parmi eux de sinistres crapules, sans scrupules ou guidés par un but insensé. Et puis, quand il s'agit d'indiens ou plutôt d'Amérindiens, la notion du gentil se discute. En tout cas, ici, les Comanches et les Apaches ont toute leur place, sachant mieux tirer parti d'un environnement sauvage et hostile qu'une troupe de rangers pas tous aguerris.

J'avais découvert Larry McMurtry avec Cavalier, passe ton chemin et lu des éloges à son propos mettant en avant sa célèbre série Lonesome Dove. Lorsque j'ai consulté la chronologie des volumes, j'ai vu que La marche du mort était le début de la série. Logiquement,  j'ai donc commencé ma lecture par ce volume. Mais j'ai découvert ensuite qu'il s'agissait d'un tome 0 paru après les deux premiers tomes publiés et qui constituent le cœur de la série. C'est d'ailleurs ce que confirme le sous-titre de ce roman, Lonesome  Dove : les origines.

Savoir cela m'a toutefois été utile dans ma lecture. Lorsque les deux héros étaient confrontés aux pires difficultés,  je me rassurais en sachant qu'ils allaient s'en sortir puisqu'ils étaient dans la suite de l'histoire. Ça m'a aidée à supporter la description des sévices exercés par les Comanches et les Apaches sur leurs victimes et la multitude des épreuves traversées par les protagonistes dans leur avancée vers Santa Fe. Ça m'a aussi donné la patience nécessaire car il faut avouer qu'il y a des longueurs dans ce roman et que l'intrigue est très mince.

Je réserve donc mon avis jusqu'à la lecture du tome 1 de la série.

dimanche 22 octobre 2023

V13

V13 – Emmanuel Carrère

Chronique judiciaire
P.O.L (2022)

Le 8 septembre 2021, Emmanuel Carrère entre pour la première fois dans la salle des pas perdus du palais de l’Île de la Cité à Paris. Il s’apprête à y venir pendant dix mois s’asseoir tous les jours de la semaine sur un banc inconfortable à l’intérieur d’une grande boîte en bois blanc, construite pour l’occasion, pour assister au procès des attentats du 13 novembre 2015. Il publiera à ce sujet une chronique hebdomadaire dans l’Obs. Ce sont ces chroniques et peut-être un peu plus, qui sont rassemblées dans ce livre que je viens de terminer.
 

 

J’ai abordé ce texte avec appréhension car je redoutais de replonger dans la description des horreurs de ces attentats qui ont frappé les terrasses de l’est parisien, les abords du Stade de France et la salle du Bataclan et ont tué 130 personnes. J’ai dû parfois interrompre ma lecture pour souffler un peu et j’ai imaginé comme ce devait être éprouvant pour les personnes assistant au procès d’écouter la parole des victimes qui ont survécu ou celle des proches de ceux qui ont péri.
 

Emmanuel Carrère a structuré son texte en trois parties : les victimes, les accusés, la cour. C’est un travail de journaliste, clair, net, précis. Il raconte ce qu’il voit, ce qu’il entend, il décrit les personnes qui témoignent, les experts qui apportent leurs explications. Et il exprime aussi ce qu’il ressent, ce que provoquent chez lui les témoignages déchirants des victimes, les interrogatoires des accusés quand ils veulent bien parler, les questions du président de la cour et des avocats.
 

Au fil des audiences, Emmanuel Carrère a noué des relations privilégiées avec plusieurs parents de victimes et ses échanges avec eux apportent une grande humanité au récit. On perçoit que l’expérience de ce procès l’a marqué durablement et il sait le transmettre à ses lecteurs. 

Je pense que je me souviendrai longtemps de ma lecture de V13. C'est un document important, pour ne pas oublier, pour comprendre, pour réfléchir sur le monde où nous vivons. Quelle terrible résonance entre les évènements évoqués dans ce livre et les actualités des dernières semaines.

4ème de couverture : 

V13 : c'est le nom de code du procès des attentats qui, le vendredi 13 novembre 2015, ont causé 130 morts au Stade de France, sur des terrasses de l'est parisien, dans la salle de concert du Bataclan.

14 accusés, 1800 parties civiles, 350 avocats, un dossier haut de 53 mètres  ce procès hors norme a duré neuf mois, de septembre 2021 à juin 2022. Je l'ai suivi, du premier au dernier jour pour l'hebdomadaire L'Obs.

Expérience éprouvante, souvent bouleversante, fascinante même quand elle était ennuyeuse.

Une traversée.



dimanche 11 juin 2023

La croisière Charnwood


La croisière Charnwood – Robert Goddard 

Éditions Sonatine (2018)
Traduit de l’anglais par Marc Barbé 

Dame Fortune avait été notre alliée trop souvent. Nous étions devenus complaisants, trop sûrs de sa loyauté. Aussi le moment qu’elle choisit pour nous trahir fut-il également celui que nous attendions le moins. 

Québec, 1931. Guy Horton et Max Wingate embarquent sur un transatlantique afin de regagner l’Angleterre, fuyant les États-Unis et un scandale de fraude fiscale auquel ils ont été mêlés. Guy et Max se connaissent depuis le collège, ils ont fait la guerre ensemble en Macédoine en 1915. Si Guy en est revenu indemne, Max a été gravement blessé à la tête et en conserve une certaine fragilité. La croisière va leur donner l’occasion de réitérer leur exercice favori : L’un des deux va séduire une riche héritière puis acceptera la confortable somme d’argent que lui offrira la famille de la jeune fille pour cesser toute relation avec elle. Les deux compères se partageront évidemment le pactole en attendant la prochaine combine. 

La cible de leur nouvel intérêt s’appelle Diana et elle est la fille unique de Fabian Charnwood, président de Charnwood Investments, acteur majeur du monde de la finance. Max réussit sans mal à s’attirer les bonnes grâces de la jeune fille qui voyage en compagnie de sa tante. Mais la mécanique bien huilée se grippe lorsque Max tombe vraiment amoureux de Diana et envisage de l’épouser, ce que refuse totalement Fabian Charnwood qui a déjoué le manège des deux amis. Max ne s’avoue pas vaincu et projette de fuir avec sa dulcinée. Hélas, le rendez-vous prévu avec Diana en pleine nuit aux abords de la propriété où elle demeure tourne à l’horreur et Max s’enfuit, devenant le seul suspect d’un meurtre qui ruine définitivement les espoirs de Guy de tirer un bénéfice quelconque de l’opération. 

Comme souvent chez Robert Goddard, le héros est un homme faible et balloté par des évènements qu’il ne maîtrise pas. Cette fois, il est de surcroit guidé par son appât du gain et, même si dans un premier temps il ne peut croire à la culpabilité de son ami, il ne dépense pas beaucoup d’énergie pour le défendre. Balancé entre la nécessité d’assurer son existence et la culpabilité envers son ami, Guy se retrouve entrainé dans une folle aventure, pleine de rebondissements plus ou moins crédibles mais auxquels j’ai trouvé tout de même un certain intérêt. 

En effet, grâce aux investigations que Guy effectue afin de comprendre qui était véritablement Fabian Charnwood, on revisite les évènements qui ont précédé la déclaration de la première guerre mondiale et cet aspect historique est bien mené, d’autant que Goddard sait y mêler un complot impliquant ses personnages. 

Ce que j’ai regretté par rapport à d’autres romans de Goddard, c’est que les personnages sont plutôt antipathiques et caricaturaux. Celui de Diana manque de nuances, je n’ai pas compris sa réelle motivation. Max disparait assez vite dans l’intrigue, de façon peu vraisemblable. Même Guy, malgré tous les aléas auxquels il est confronté, ne réussit pas à susciter la compassion car il n’a pas l’honnêteté que pouvaient manifester d’autres héros de Goddard, par exemple Geoffrey Staddon dans Sans même un adieu ou Harry Barnett dans Heather Mallender a disparu. Et parmi les méchants, aucun n’a ce petit plus qui pourrait susciter un brin de sympathie. 

J’ai malgré tout passé un bon moment avec ce gros roman dont j’ai tourné les pages avec hâte, curieuse de découvrir les péripéties imaginées par l’auteur. On ne s’ennuie jamais avec Robert Goddard !

mardi 23 mai 2023

Disent-ils


Disent-ils – Rachel Cusk

Éditions de l’Olivier (2016)
Traduit de l’anglais par Céline Leroy

Une femme, romancière britannique vient passer quelques jours à Athènes pour animer un atelier d’écriture. D’elle, nous saurons très peu de choses, juste qu’elle est divorcée, mère de deux enfants, qu’elle semble avoir des problèmes d’argent. Et nous connaitrons son prénom, trente pages avant la fin, sans que cela nous ait vraiment manqué.
En revanche, cette femme a un talent extraordinaire pour faire parler les autres, une capacité d’écoute sans pareil puisque tous ses interlocuteurs lui dévoilent leur vie, leurs préoccupations, leurs interrogations. Ces interlocuteurs, ce sont des amis qu’elles retrouvent à Athènes, une ville où elle a déjà séjourné, mais aussi des personnes qu’ils lui présentent à l’occasion d’un repas en commun ; ce sont également les participants de l’atelier qu’elle anime et ce sont aussi des inconnus qu’elle rencontre, comme ce milliardaire avant de se rendre à l’aéroport, ou bien son voisin dans l’avion qui l’invite par la suite pour des sorties en mer sur son bateau, ou encore cette femme qui lui succède dans l’appartement où elle a habité pendant son séjour à Athènes. Chacun a sa propre histoire, ses difficultés, certains s’intéressent à la narratrice et lui posent des questions, c’est ainsi que nous apprendrons quelques bribes de sa vie. D’autres sont trop préoccupés par leur propre situation pour se soucier d’elle.

 

Ça pourrait être terriblement ennuyeux, ces gens qui parlent d’eux, mais ça ne l’est pas. Sans doute parce que leurs expériences nous sont familières, leurs difficultés nous évoquent les nôtres, leur banalité les rend compréhensibles et proches.
 

J’aime beaucoup le style de Rachel Cusk, sans excès, peu démonstratif, presque économe mais très sensible, précis pour donner voix à l’intime dans le récit de chacun des personnages. 

Extraits :
Page 106 :

-    Mais qu’est-ce que tu racontes là, Paniotis ! s’exclama Angeliki. Que tes enfants ont émigré à cause du divorce de leurs parents ? Mon ami, j’ai peur que tu ne te croies un peu trop important. Les enfants partent ou restent selon leurs ambitions : leur vie leur appartient. Je ne sais comment en sommes venus à nous convaincre qu’au moindre mot de travers nous les marquons à vie alors que, évidemment, c’est ridicule, et, de toute façon, pourquoi leur vie devrait-elle être parfaite ? C’est notre propre idée de perfection qui nous tourmente, et elle s’enracine dans nos désirs.

Page 107 :

-    « Les aspects de la vie les plus étouffants, dit Angeliki, sont souvent ceux où nos parents ont projeté leurs propres désirs. Par exemple, on se lance dans notre existence d’épouse et de mère sans se poser de questions, comme si un élément extérieur nous propulsait ; à l’inverse, la créativité d’une femme, ce dont elle doute et qu’elle sacrifie toujours en faveur d’autres choses – alors qu’elle n’imaginerait pas une seconde sacrifier les intérêts de son mari ou de son fils – vient d’elle, d’un élan intérieur. »
À noter : Disent-ils est le premier opus d'une trilogie, qui se poursuit en 2018 avec Transit puis en 2020 avec Kudos.

mercredi 17 mai 2023

Cavalier, passe ton chemin

Cavalier, passe ton chemin - Larry McMurtry

Gallmeister (2021)
Traduit de l'américain par Josette Chicheportiche
Titre original : Horseman, pass by (1961)

Une ferme du Texas, dans les années 1950.
Lonnie, dix-sept ans, y vit en compagnie de ses grands-parents et de Hud, trente-cinq ans, fils issu d'un premier mariage de sa grand-mère. Halmea, la bonne noire, s'occupe de la cuisine et de la maison et deux cow-boys, Jesse et Lonzo, aident le grand-père à s'occuper des bêtes. Peu de distractions dans le coin, le rodéo annuel à Thalia, la ville voisine, est l'évènement majeur de l'année. Lonnie l'attend avec impatience. Mais cette année, une succession d'incidents va bousculer le train-train habituel et bouleverser l'avenir de Lonnie et des siens.

 Dans cette histoire de cow-boy, c'est Lonnie le narrateur.  C'est par ses yeux que le lecteur découvre petit à petit la vie du ranch, ses habitants, les tensions entre les groupes, le travail rude et répétitif, la chaleur et la poussière, la fatigue, les rares moments de répit. 

C'est par son point de vue d'adolescent, naïf et confiant, que l'on perçoit d'abord les évènements qui touchent le ranch. Puis, très vite, on ressent les menaces qui se précisent, à la fois avec la maladie qui touche le troupeau mais aussi avec le comportement violent et imprévisible de Hud. On prend aussi conscience que le monde change, que la vie que le grand-père voudrait transmettre à son petit-fils n'est plus conforme à l'évolution de la société. Lonnie lui-même est partagé entre son amour du ranch et de sa vie au milieu du troupeau et l'attrait des plaisirs de la ville, la compagnie des jeunes de son âge.

C'est un roman rude, les personnages ne sont pas forcément sympathiques, le rythme est assez lent, on sent le drame couver mais il prend du temps à se déclencher. Néanmoins, c'est une histoire que j'ai aimé découvrir, un auteur dont j'ai envie d'explorer l’œuvre plus avant. À suivre donc...

 Extrait page 12 :

Le soir, quand la traite des vaches était terminée et que nous avions fini de manger, nous nous installions sur la véranda, côté est, dans le tardif crépuscule du printemps, pour nous reposer et commenter la journée. Les nuits les plus chaudes, Grand-mère sortait, elle aussi, et se balançait pendant un moment dans le rocking-chair à l'assise en corde, confectionnant parfois des napperons au crochet pour les mettre sur les chaises de la salle à manger. Même Hud pouvait venir s'asseoir quelques minutes sur les marches, brossant ses bottes en daim rouge avant d'aller en ville. Mais bientôt, il partait dans sa Ford décapotable, et Grand-mère avait trop froid et retournait à son poste de radio. Grand-père et moi restions seuls sur la véranda, jusqu'à la fin de la meilleure heure - ce dernier petit moment quand lui et moi regardions un autre jour se transformer en nuit.

 

samedi 25 février 2023

Z comme zombie

 Z comme zombie - Iegor Gran

P.O.L (2022)

Dès le début, Iegor Gran nous prévient :

Les transes zombies retranscrites ici, aussi démentes qu’elles paraissent, sont absolument avérées. Rien n’a été exagéré et beaucoup a été omis. Certes, « tous les Russes ne sont pas comme ça », comme le clame la sagesse du bistrot de gare – à laquelle je souscris volontiers. Il n’empêche. La mutation de la Russie en un Zombieland toxique est ce qui a rendu la guerre possible. Il s’agit maintenant de comprendre les rouages de cette folie, ou, à défaut, de s’en approcher, pour pouvoir nous en prévenir, et, éventuellement, soigner les sujets atteints.

 

C’est ainsi que commence ce livre, un pamphlet assumé contre une partie de la population russe, composée de ceux que Iegor Gran nomme les zombies. 

Ceux qui n’ont jamais digéré la fin de L’URSS, ceux qui rêvent à un retour de la Grande Russie. Ceux qui nient la réalité, ceux qui accusent l’Ukraine de se bombarder elle-même, ceux qui voient avec fierté leurs enfant partir combattre et qui sont tout aussi fiers quand il revient dans un cercueil. Encore ont-ils la chance de récupérer un cadavre, car beaucoup de corps de soldats russes ont été abandonnés sur les champs de batailles.
Z comme zombie mais aussi comme cette lettre peinte sur les chars russes, les véhicules militaires, les bâtiments en signe de soutien à l’armée Russe ou alors comme une menace sur les portes de ceux qui ne manifestent pas suffisamment leur soutien, ou qui ont eu le courage de dire leur désaccord.
 

D’où vient ce sentiment de supériorité de certains, cette « certitude qu’ils ont été désignés par quelque puissance divine pour accomplir de grandioses et tragiques desseins » ? L’auteur l’explique en convoquant les grands auteurs russes, et Pouchkine en particulier. Il montre aussi que ces russes ne reconnaissent que la violence, la domination, considérant toute indulgence à leur égard comme une faiblesse dont il faut tirer profit, comme une raison d’écraser l’autre.
 

Iegor Gran rapporte aussi l’influence de la télévision, surnommée la Zombocaisse, et nous livre quelques fake news, qui feraient sourire si elles n’avaient pas des conséquences aussi dramatiques.
 

Alors, oui, c’est un livre qu’il faut lire de toute urgence pour comprendre les sources de l’attaque en Ukraine, mais c’est un livre qui donne aussi la nausée, qui fait peur, face à la bêtise humaine, l’ignorance et l’inhumanité.
 

Un exemple de propagande à la télévision :

Ou bien : des agents subversifs ukrainiens ont tartiné des faux billets de banque avec une mélasse à haute teneur en bacilles de Koch. Puis ils ont distribué ces billets à des enfants à la sortie des écoles dans les environs de Slovianoserbsk, en territoire indépendantiste de l’est, dans le but de lancer une épidémie de tuberculose. (page 68-69)
D'autres avis sur Babelio.