mercredi 16 décembre 2020

La télégraphiste de Chopin

La télégraphiste de Chopin – Éric Faye

Seuil (2019)

 À Prague, en 1995, Ludvík Slaný, journaliste à la télévision, est chargé par son rédacteur en chef, Filip Novák, de réaliser un documentaire sur une femme qui prétend que Frédéric Chopin lui rend régulièrement visite et lui dicte des œuvres inédites. Des experts se sont penchés sur ces morceaux, certains y voient la patte du maître, d’autres crient au plagiat et à la manipulation. En tout cas, l’affaire passionne les foules et une maison d’édition musicale annonce la sortie prochaine d’un disque où un interprète réputé jouera ces œuvres posthumes.  La direction de la chaine de télévision a décidé d’éclaircir l’affaire avant la sortie du disque et de prouver qu’il ne s’agit que d’une supercherie.

Voici donc Ludvík Slaný et son cameraman qui passent de longues après-midis chez Věra Foltýnova, une veuve dans la cinquantaine, une femme modeste, tentant de la confondre, de débusquer ses dons de faussaire, de dénoncer la machination. Mais rien dans ces séances ne leur permet de mettre la sincérité de Věra en cause, même s’ils sont eux-mêmes incapables de percevoir la présence de Chopin dans la pièce lorsque Věra retranscrit les partitions sous la dictée du compositeur. Ludvík en vient alors à se faire aider par un détective, Pavel Černý, ancien agent des services secrets. Commence alors une enquête digne de l’époque de la Guerre Froide, avec filatures, écoutes téléphoniques, interception du courrier, fouilles et autres méthodes d’un temps révolu.

Je n’ai encore jamais été déçue par mes lectures d’Éric Faye, et ce roman-ci n’a pas failli, lui non plus. Éric Faye nous décrit un phénomène surnaturel, la visite de Chopin chez une femme sans compétences musicales particulières pour lui dicter des œuvres qu’il aurait composées depuis sa mort et on finit par l’accepter, tellement l’évènement est raconté de façon naturelle et crédible. Enfin, on accepte de croire ce que raconte Věra, elle est si humble, si sincère dans son propos et dans son attitude. Et on compatit aux états d’âme de Ludvík, journaliste scientifique, qui lutte contre l’incroyable mais qui n’arrive pas à trouver de preuves lui permettant d’arriver aux conclusions attendues par sa rédaction.

Ce qui est bien perceptible aussi, c’est la difficulté pour tous dans cet ancien pays du bloc de l’Est de rompre avec les habitudes du passé. On sent la chape de plomb qui pèse encore sur les relations entre les individus en 1995, aussi bien dans l’environnement professionnel que dans la vie de tous les jours. On perçoit les craintes, la paranoïa, la tendance facile à utiliser des méthodes qui ne respectent pas les libertés dès qu’il y a un rouage qui se grippe plutôt que de mettre les problèmes sur la table et d’en parler clairement.

Ce n’est que vingt ans plus tard, alors que sa vie professionnelle aura évolué, qu’il aura connu d’autres horizons, que Ludvík pourra passer la main à une jeune journaliste qui s’intéresse à l’affaire. À elle, il pourra enfin exprimer sincèrement ce qu’il a ressenti, raconter son trouble de l’époque, le dilemme où il se trouvait, les contradictions à résoudre.

Pour ce roman, Éric Faye s’est inspiré de la vie de Rosemary Brown, médium britannique qui prétendait communiquer avec des compositeurs décédés.

Comme je l’ai déjà dit, je ne suis pas adepte de sciences occultes mais je me suis laissée entrainer sans difficulté dans cette histoire surnaturelle. C’est la magie de la lecture ! Et je trouve qu’Éric Faye est très doué pour nous emmener loin de nos habitudes, en douceur et sans sensationnalisme. 

N’hésitez pas, laissez-vous surprendre !
 

jeudi 3 décembre 2020

Encre sympathique

Encre Sympathique - Patrick Modiano

Gallimard (2019) 

C'est un dossier qu'il retrouve par hasard qui lui remet en mémoire une enquête que lui confia le patron de l'agence Hutte. À la demande d'un certain Brainos, il devait rechercher la trace de Noëlle Lefebvre, disparue  soudainement. Seuls indices, une adresse dans le 15ème arrondissement et une carte au nom de la jeune femme, avec sa photo, permettant de retirer son courrier au guichet de la poste restante rue de la Convention. Premières instructions, interroger la concierge de l'immeuble puis passer au bureau de poste, aller s'installer dans un café, s'enquérir auprès du barman s'il avait vu Noëlle Lefebvre récemment et attendre.

 

 

Comme souvent dans les romans de Patrick Modiano, c'est un événement mineur qui sert de point de départ à l'intrigue, un nom, une adresse, une photo. À partir de presque rien, le narrateur plonge dans sa mémoire, ramène à la surface des rencontres avec des personnages qui vont lui fournir par bribes leurs propres souvenirs, chacun amenant sa pierre à l'ouvrage qui se construit au fil du roman.

 

Ici, le narrateur s'appelle Jean Eyben, il a travaillé pour Hutte pendant quelques mois puis à quitté l'agence en emmenant le dossier bleu de l'affaire Noëlle Lefebvre. Trente ans plus tard, en retrouvant le dossier, il se remémore  les quelques moments de sa vie où il a tenté d'en savoir plus sur cette jeune femme disparue, occasions de nous promener à ses côtés dans des décors disparus de Paris, mais aussi dans des souvenirs d'adolescence près du lac d'Annecy. Finalement, un voyage à Rome apportera une perspective nouvelle à son histoire avec Noëlle Lefebvre.

 

La lecture des romans de Patrick Modiano provoque chez moi toujours le même plaisir, inexplicable mais bien réel. Moi qui recherche pourtant dans mes lectures l'occasion d'apprendre quelque chose, sur une époque, sur un secteur d'activité, sur un phénomène de société, sur une culture ou sur l'art, je dois reconnaître que ce n'est pas ce que je trouve chez Modiano. Avec lui, c'est l'émotion qui surgit, la nostalgie de lieux que je n'ai pourtant pas connus, c'est la magie des noms de personnages  qui enclenchent le déroulé des souvenirs du narrateur. Je suis embarquée à chaque fois.

 

J'ai noté cependant quelque chose de nouveau dans ce roman. L'écrivain m'est apparu furtivement sous le narrateur, à quelques reprises, et je ne me souviens pas de cela dans ses autres romans. 

 

Je m'explique : à la page 14, Modiano écrit :

J'ai sorti de ma poche la carte que m'avait confiée Hutte. Aujourd'hui, un siècle plus tard, je me suis arrêté d'écrire un instant à la page 14 du bloc Clairefontaine pour regarder encore cette carte qui fait partie du "dossier".

 

Plus loin, page 101 :

Cette recherche risque de donner l'impression que j'y ai consacré beaucoup de temps - déjà cent pages -, mais ce n'est pas exact.

 

Et même page 63, il nous livre quelques réflexions sur ses recherches sur Internet, ancrant ainsi résolument son travail dans notre époque :

Aujourd'hui, j'entame la soixante-troisième page de ce livre en me disant que l'Internet ne m'est d'aucun secours. Sur celui-ci, pas de trace de Gérard Mourade ni de Roger Behaviour. Selon le navigateur, on compterait quelques Noëlle Lefebvre en France, mais aucune ne correspond à celle qui recevait des lettres à la poste restante.

Tant mieux, car il n'y aurait plus matière à écrire un livre. Il suffirait de recopier des phrases qui apparaissent sur un écran, sans le moindre effort d'imagination.

 

Modiano s'est-il déjà ainsi découvert dans ses précédents romans ? Je ne me rappelle pas l'avoir perçu et j'ai été surprise par ce que j'ai ressenti comme un lâcher-prise de l'auteur, comme un abandon. Rare sensation !