vendredi 25 décembre 2015

Une forêt d'arbres creux

Une forêt d'arbres creux - Antoine Choplin

La Fosse aux ours (2015)

Décembre 1941. Bedrich arrive au camp de Terezin, en compagnie de sa femme Johanna et de son fils Tomi, encore bébé. A la descente du train qui les a amenés là, ils sont aussitôt séparés. Les femmes et les enfants d’un côté, les hommes de l’autre. Bedrich se retrouve dans un baraquement, où les châlits se superposent sur trois niveaux, où il n’y a pas de place pour bouger, où l’on ne peut échapper à l’odeur écœurante de la crasse qui se dégage de ces hommes entassés comme des bêtes.
Dans la journée, Bedrich est affecté à un bureau de dessins techniques, dont il est nommé responsable. C’est là que sont conçues les infrastructures du camp, les bâtiments du nouveau crématorium par exemple. Les hommes y travaillent avec application, évacuant l’horreur de leur sujet d’études, pour se concentrer sur le souci de bien faire, de réaliser quelque chose. La nuit, en cachette, les hommes se retrouvent et dessinent pour décrire leur quotidien, leurs souvenirs, pour retrouver un peu de leur ancienne liberté.
Une inspection de la Croix-Rouge est annoncée. Les hommes décident alors de témoigner de leurs conditions grâce à leur art. Peut-être arriveront-ils à faire passer quelques dessins à l’organisation pour montrer ce qu’est leur vie dans le camp, ce qui les attend, ce qui se passe à Terezin.


À peine plus d’une centaine de pages et pourtant tout est dit dans ce livre d’Antoine Choplin sur ce qu’ont vécu ces hommes, ces femmes et ces enfants dans le camp de Terezin. Des dessins de Bedrich Fritta et de ses camarades sont restés cachés dans le camp et ont été retrouvés plus tard, témoignage poignant de vies anéanties, certes, mais aussi de l’envie de s’exprimer pour montrer au monde ce qu’il ignorait, l’envie de se souvenir de moments heureux du passé, l’envie de rester un humain dans l’antichambre de l’enfer.

C’est un livre très fort par son sujet, et aussi très délicat par la forme. Pas de démonstration spectaculaire, tout est dans la suggestion, la pudeur et la retenue.  Un livre à découvrir absolument, pour le fond et la forme, car l’édition est très soignée.

J’ai reçu ce livre dans le cadre des matchs de la rentrée littéraire 2015 organisés par Price Minister, et grâce à Jérôme qui avait sélectionné ce livre et m’a donné envie de le lire.

Merci à eux ainsi qu’à l’éditeur, La fosse aux ours.




Troisième lecture pour le challenge 1% Rentrée littéraire 2015, orchestré par Sophie Hérisson.

mercredi 2 décembre 2015

Écrivains à la radio (2)

Ma lecture du moment est Ce coeur changeant d’Agnès Desarthe, que j’ai choisi dans le cadre du challenge 1% de la rentrée littéraire 2015.

J’ai entendu parler de ce livre pour la première fois dans l’émission de Kathleen Evin, L’humeur vagabonde, diffusée le 31 août sur France-Inter. Vous pouvez la réécouter ici.

Pour l’instant, je ne suis pas encore complètement séduite par l’histoire de Rose, innocente jeune fille qui arrive dans le Paris de 1909, sans le sou, rêveuse et remplie d’espoir.

Les péripéties ne manquent pas dans ce livre, si je me rappelle l’émission, alors je continue ma lecture et je vous en reparlerai.

dimanche 8 novembre 2015

Victor Hugo vient de mourir

Victor Hugo vient de mourir - Judith Perrignon

L'iconoclaste (2015)

Victor Hugo va mourir, la foule se presse déjà devant chez lui, comme pour le soutenir dans son agonie. Seuls quelques privilégiés ont le droit d’approcher le chevet du grand homme, quelques politiques, quelques proches. Les autres, les anonymes, ce sont souvent de petites gens qui ont traversé la ville entière pour se rapprocher de l’homme qu’ils admirent tant, ne peuvent que rester devant ses fenêtres. Et puis, c’est la fin. Commence alors la difficile organisation des obsèques, évènement sous haute surveillance policière et source d’inquiétude pour le gouvernement, qui craint des émeutes. 

Un livre passionnant, à la fois roman et documentaire. S’appuyant sur l’évènement historique que constitue la mort de Victor Hugo, Judith Perrignon bâtit son roman en introduisant quelques personnages, réels ou fictifs, redonnant ainsi vie aux acteurs des péripéties autour des obsèques. Ainsi, Lockroy, qui a épousé la veuve du fils de Victor Hugo, représente-t-il les intérêts de la famille et la sphère privée. Ou encore le commissaire de police de l’arrondissement qui assure le maintien de l'ordre dans le quartier, tentant d’anticiper au mieux les réactions du peuple en utilisant les rapports que lui communique un indicateur de la police, toujours nommé vingt-trois, infiltré dans les groupes anarchistes et communards.

J’ai appris beaucoup de choses lors de cette lecture, comme par exemple la dé-sanctuarisation du Panthéon à l’occasion des obsèques, pour permettre à la dépouille d’être accueillie dans ce qui était jusqu’alors l’église Sainte-Geneviève et qui redevient un édifice à la gloire des Grands Hommes de la Nation. Au travers des manigances des pouvoirs publics pour éviter les troubles lors des obsèques et du trajet du cercueil, on comprend bien le dilemme posé par cet hommage national : enterrer la grande figure laïque qui a refusé l’extrême onction, sans rallumer la fièvre révolutionnaire qu’a accompagnée le héros du peuple. Un rappel que Victor Hugo n’était pas seulement un grand écrivain et poète, mais aussi une figure politique de son temps, qui a contribué, par ses mots ou ses actes aux grands mouvements révolutionnaires du 19ème siècle.

Quelques mots à propos de la forme de ce livre, édition très soignée publiée chez L’iconoclaste. Une couverture très réussie, et un papier de très belle qualité ajoutent au plaisir de cette lecture. Même si je succombe quelquefois à l’aspect pratique de la liseuse électronique, rien de remplace la lecture–papier, surtout quand on a dans les mains un ouvrage de cette qualité.

Extrait page 10 :
Ça se passe de l’autre côté de la ville, dans les beaux quartiers, au 50 de l’avenue qui porte déjà son nom. La foule grossit devant chez lui. Un curieux mélange de gens qui s’attardent ou ne font que passer. Ils sont venus écouter le récit de l’agonie. Ils lèvent les yeux vers les fenêtres fermées où ils l’ont aperçu, déjà, debout, saluant, ils palpent l’absence, le silence, la mort qui œuvre à l’intérieur et les laisse vivants, vaguement effarés, avec ou sans chapeau, avec ou sans rang, comme des personnages en quête d’auteur. Parfois même, ils tendent une main vers le haut du mur du jardin, arrachent les feuilles de lierre qui débordent. La feuille se laisse faire, robuste et toujours verte, elle court sur les murs, increvable, elle, s’en va jusqu’à la fenêtre du mourant qu’on n’ouvre plus.
Page 138 :
Tout au bout du parcours, l’église Sainte-Geneviève est devenue Panthéon. Les dernières messes ont été dites la veille, puis l’abbé a remis les clés au directeur des travaux de la ville de Paris. Les gestes étaient raides de part et d’autre, on eût dit un jour d’armistice. Le vainqueur a aussitôt pris possession des lieux, sous les acclamations d’une foule qui s’est engouffrée sous les voûtes, on en vit quelques-uns monter à la chaire, d’autres se bécoter dans le confessionnal, certains cracher dans les bénitiers. Ce fut un grand moment d’impiété collective.
Ecoutez Judith Perrignon en compagnie de Caroline Ostermann sur France-Inter dans Dimanche, dès l'aube du 1er novembre 2015.




Deuxième lecture pour le challenge 1% Rentrée littéraire 2015, orchestré par Sophie Hérisson.

mardi 6 octobre 2015

La belle vie

La belle vie - Jay McInerney
Éditions de l’Olivier (2007)
Traduit par Agnès Desarthe.

Quatorze années ont passé depuis Trente ans et des poussières. Corrine et Russel Calloway habitent maintenant un loft à TriBeCa, avec leurs deux jumeaux. Corrine a arrêté de travailler pour s’occuper des enfants mais cherche à reprendre une activité, maintenant qu’ils vont à l’école. Russel est toujours dans l’édition et une certaine routine s’est installée entre eux. Ce soir de septembre 2001, alors qu’ils attendent leurs invités à dîner, Corrine est assez contrariée par l’arrivée impromptue de sa soeur Hilary, actrice et célibataire, craignant qu’elle s’immisce un peu trop dans leur famille, en particulier auprès des enfants. En parallèle, nous suivons un autre couple, constitué de Luke et de Sasha McGavock. Ils ont une fille de quatorze ans, Ashley. Luke a décidé de prendre le temps de vivre et ne travaille plus, ce qui inquiète sa femme. Sasha organise des diners de bienfaisance et côtoie à ce titre le monde du cinéma, de la mode et de la haute finance. La rumeur court que Bernie Melman est son amant et qu’il serait sur le point de quitter sa femme pour elle. Ce soir-là, Luke et Sasha s’apprêtent à sortir pour un gala au zoo de Central Park, soirée à laquelle participe bien sûr Melman et au cours de laquelle l’attitude de Sasha ne laisse plus aucun doute à Luke.
Le lendemain, les tours du World Trade Center s’effondrent et rien n’est plus comme avant. Jim, le meilleur ami de Russel, est porté disparu. Luke, retardé par une querelle avec sa fille, ne peut rejoindre son ami Guillermo qui l’attend pour le petit déjeuner au sommet d’une des deux tours, et manque d’être enfoui sous les débris lors de la chute de la première. Il participe alors aux travaux de secours, jusqu’au lendemain matin, puis rentre chez lui, à pied, comme un zombi, et rencontre Corrine dans la rue, qui lui offre à boire de l’eau.
Quelques jours plus tard, Luke retrouve Corrine dans une cantine installée près de Ground Zero, où elle intervient comme bénévole, préparant des repas pour les équipes de déblaiement. Une amitié naît entre eux, puis se transforme en relation amoureuse, offrant à tous deux de nouvelles perspectives alors que leur vie conjugale s’effrite.

Sujet à priori banal : En pleine crise de la quarantaine, pas heureux en ménage, confrontés à des soucis familiaux, un homme et une femme se rencontrent, se découvrent, s’aiment et sont prêts à tout quitter. Ce qui l’est moins, c’est que leur rencontre a lieu le 12 septembre 2001, à New York, dans la rue, lorsque Corrine voit s’avancer vers elle une figure quasi fantomatique.

Extrait page 93 :
Chancelant le long de West Broadway, couvert, des pieds à la tête, de cendres brun grisâtre, il ressemblait à une statue commémorant une victoire ancienne, ou, plus encore, quelque noble défaite – un général confédéré, peut-être. Ce fut la première impression qu’elle eut de lui. La deuxième étant qu’il avait au moins un jour de retard. La veille au matin, et jusqu’à tard dans l’après-midi, ils avaient été des milliers à effectuer ce même trajet le long de West Broadway, fuyant le panache incliné de la fumée, couverts de la même cendre grise, se traînant sous son voile tandis que le ciel céruléen faisait pleuvoir du papier sur leurs têtes – une version messe noire des serpentins de défilés sur Lower Broadway. C'était comme si cette silhouette solitaire venait rejouer la retraite d’une bataille déjà célèbre.
Il s’arrêta pour prendre appui sur une Mercedes, enveloppée de la même poussière, un masque à gaz jaune pendant à son cou comme un talisman, les rides de son visage accentuées par la poudre grise. Elle pensa que malgré son apparence désordonnée, il lui semblait très familier, bien qu’elle ne pût dire pourquoi.
Ses genoux apparaissaient derrière les lambeaux de ce qui, jusqu’à récemment, avait été un pantalon de costume. Le casque de chantier avait quelque chose d’une anomalie, et d’ailleurs, lorsqu’il pencha la tête en arrière, ce couvre-chef incongru tomba sur le trottoir, dévoilant une masse de cheveux noirs emmêlés, parsemés de ce talc de cendre qui s’insinuait partout.
Comme des millions d’américains, la tragédie du 11 septembre les plonge dans le désarroi, bouscule leurs repères. Corrine et Luke y trouvent l’occasion de se rendre utiles, de participer à l’élan de solidarité qui se développe au côté des sauveteurs qui travaillent nuit et jour sur Ground Zero.

C’est aussi le moment de s’interroger sur leurs propres valeurs, de réfléchir au sens de leur vie, de se concentrer sur ce qui compte réellement. Ainsi, Luke retrouve sa place à la fois auprès de sa fille, une adolescente en pleine dérive, et aussi auprès de sa mère, lors d’un séjour dans la maison de son enfance, dans le Tennessee. Corrine, qui doit la naissance de ses enfants au don d’ovules de sa sœur, s’est toujours sentie fragilisée dans son rôle de mère. Au cours des évènements qui bouleversent sa vie, de près ou de loin, elle découvre une nouvelle femme en elle et prend conscience de ce qui la lie à ses enfants et de sa responsabilité vis à vis d’eux.
Quant à leurs conjoints, Russel et Sasha, même s’ils n’ont pas le beau rôle dans l’histoire, l’auteur ne les accable pas, car ils sont aussi les victimes d’un certain mode de vie, basé sur des excès et une fuite en avant, que l’attentat du 11 septembre a brutalement stoppé, même si ce n’est que temporairement.

C’est un livre que j’ai beaucoup aimé, qui est fort et émouvant, ce qui assez inhabituel chez Jay McInerney. La journée du 11 septembre n’est évoquée que par bribes, à travers ce qu’ont vécu Luke et Russel.

 Extrait page 374 :
- On s’est rencontrée à la cantine. Non, en réalité, je l’ai rencontrée avant ça, le 12 septembre. Je sortais des ruines fumantes et elle était là. Je ne peux pas te dire ce qu’était cette journée. C’était comme la fin du monde. Tu ne me croirais pas si je te racontais certaines choses que j’ai vues là-bas. Il y avait une femme sans visage, complètement brulée. Et tout à coup, ce visage nouveau. C’était comme se retrouver nez à nez avec le Vénus de Botticelli aux Offices, comme la réinvention du monde. J’ai même pensé, dans mon délire, que c’était peut-être un ange. Ça parait idiot, je sais, le coup de foudre, mais tout, depuis, a confirmé ce premier éclair d’intuition, et m’a fait penser que je n’avais jamais été amoureux avant ça. Et je ne vois pas comment je peux continuer à vivre comme je l’ai fait jusqu’à présent.
Bien que l’auteur s’attache surtout aux conséquences de l’attentat sur un cercle restreint de bobos New-yorkais, les activités benévoles de Corrine et Luke lui permettent aussi de donner un autre point de vue de la catastrophe et de ses suites, celui des sauveteurs, des pompiers et des héros ordinaires. C'est la rencontre de Corrine et Luke avec ces gens-là qui permet de faire ressortir leur humanité, leur vraie nature, eux qui viennent d'états plus provinciaux, et pour qui New-York a été le signe d'une certaine réussite. En émerge une prise de conscience que la vie ne sera plus jamais la même.

Sur ce livre, d'autres avis chez Babelio et un article paru dans Le Monde en mars 2007.

dimanche 6 septembre 2015

D'après une histoire vraie

D’après une histoire vraieDelphine de Vigan
Éditions JC Lattès (2015)

Après la parution de son précédent livre, Rien ne s’oppose à la nuit, Delphine de Vigan s’est retrouvée laminée par le succès et par les réactions de ses proches. Alors qu’elle peine à se lancer dans l’écriture d’un nouveau livre et que ses enfants quittent le foyer familial pour aller étudier en province, Delphine fait la connaissance de L., une femme de son âge qui travaille dans le milieu de l’édition. Très vite, L. prend une place très importante dans la vie de Delphine, elle la conseille sur ses choix en ce qui concerne son futur livre et cherche à la persuader de renoncer à la fiction. Pour L., seule l’autobiographie intéresse les lecteurs, il n’y a pas d’autre voie. Delphine se trouve bientôt plongée dans une sorte de dépression, incapable d’aligner trois mots, elle ne peut plus tenir un stylo, même écrire sa liste de courses sur un Post-it devient insurmontable. L. vient à son secours, prend les choses en main, se substituant même à Delphine pour répondre à son courrier et s’occuper des tâches indispensables, afin que Delphine puisse retrouver le goût de l’écriture et celui de la vie en général. 

Le titre du roman est bien choisi, puisque, sans ambiguïté, c’est bien Delphine de Vigan qui est l’héroïne de ce nouveau livre, et en tant que personnages secondaires, on retrouve son compagnon, François, journaliste littéraire réputé de la télévision et de la presse, et ses deux enfants qui viennent de passer le baccalauréat. C’est bien de son précédent livre qu’il est abondamment question, et des conséquences sur le devenir de son auteur. Quoique là, nous n’en savons que ce qu’elle veut bien nous dire.
Et puis, il y a ce personnage de L., qui reste très mystérieuse, que Delphine elle-même a du mal à identifier, même si L. lui assure avoir fréquenté la même classe de prépa qu’elle. L’emprise de L. sur Delphine se met en place doucement, au fur et à mesure que la romancière perd pied et s’isole et elle agit aussi sur le lecteur qui peine à sentir quand la narration bascule dans la fiction. Ce n’est qu’après le dénouement que l’on s’interroge et que l’on remet en question les péripéties de ce roman pour chercher à identifier le vrai du faux. C’est un des thèmes principaux de ce livre : où s’arrête l’autobiographie et où commence la fiction ? Quelle est la part de chaque dans tout écrit ? Comment l’auteur utilise-t-il son vécu pour construire son œuvre ? Et le fait-il en conscience ou bien est-ce plus subtil ?
Un autre thème de ce livre, c’est la manipulation d’un individu par un autre. La démonstration est bien menée, un peu facile, peut-être. Mais elle met en évidence qu’il faut un terrain déjà fragilisé pour s’installer et qu’il est ensuite bien difficile de s’en sortir sans aide extérieure.

En résumé, un roman prenant, où la tension monte petit à petit, au fur et à mesure que les doutes de Delphine se précisent. Quelques longueurs, parfois, mais il faut être patient, le dénouement en vaut la peine !





Avec cette lecture, j’ai commencé ma participation au challenge 1% Rentrée littéraire 2015, orchestré par Sophie Hérisson.

jeudi 3 septembre 2015

Expo 58

Expo 58 - Jonathan Coe
Gallimard (2014)
Traduit de l'anglais par Josée Kamoun

Thomas Foley est rédacteur adjoint au Bureau central de l’information, à Londres, où il est entré comme employé au courrier quatorze ans plus tôt.  Fiable et sans prétentions, il a progressé dans la hiérarchie et il est estimé par ses collègues. Bien fait de sa personne, il est surnommé Gary par les secrétaires qui lui trouvent un air de Gary Cooper. 
Le Bureau de l’information a été chargé de l’organisation du Pavillon britannique à l’exposition universelle de Bruxelles, qui doit se dérouler en 1958, et a décidé l’installation d’un pub, le Britannia, chargé de représenter l’identité britannique. Thomas a travaillé pendant plusieurs mois à la rédaction des brochures qui seront proposées aux visiteurs du pavillon britannique. Un jour, à sa grande surprise, il est convoqué à la direction du Bureau de l’information. Il apprend alors qu’il a été chargé de superviser l’installation du Britannia et de veiller à sa bonne marche pendant toute la durée de l’exposition. Thomas doit cette nomination au fait que sa mère est belge, même si elle a quitté son pays lors de la Grande Guerre, et parce que son père a tenu un pub pendant vingt ans. 
Dans un premier temps, Thomas n’est pas ravi : il est marié et tout jeune papa d’une petite fille. Ses supérieurs lui ont suggéré que sa femme et sa fille l’accompagnent à Bruxelles s'il le veut. En y réfléchissant bien, Thomas voit dans sa mission une occasion de sortir de la routine domestique et de s’ouvrir d’autres horizons professionnels. Il n’est alors plus du tout certain de souhaiter que sa femme l’accompagne. Son premier voyage à Bruxelles ne peut que l’en convaincre, d’ailleurs, en particulier lorsqu’il fait connaissance d’Anneke, la jeune hôtesse chargée de l’accueillir. Et ce ne sont pas les avertissements de deux individus très spéciaux, Wayne et Radford, à propos des risques qui l’attendent sur place qui vont atténuer son enthousiasme.
D’ailleurs, Thomas se fait très vite à l’ambiance sur le site de l’exposition et aux conditions spartiates du logement dans des baraquements. Il a sympathisé avec son voisin de chambrée, Tony, un jeune ingénieur aux idées progressistes, chargé de présenter le clou de l’exposition du pavillon britannique, la machine ZETA. Il a retrouvé Anneke et apprécie sa compagnie pour quelques sorties, en présence de Clara, l’amie d’Anneke, et de Tony. Thomas se rend bien compte qu’Anneke semble s’attacher un peu trop à lui mais il ne peut se résoudre à lui dire qu’il est marié et père de famille. Et puis, le sera-t-il encore longtemps, vu ce qu’il découvre chez lui à l’occasion d’un week-end bien décevant à Londres ? 
Au Britannia, même s’il n’est chargé d’aucune tâche opérationnelle, il a fort à faire à veiller à ce que le patron ne soit pas son meilleur client. Heureusement qu’il y a Jamie, la jeune serveuse très efficace sur laquelle il peut compter. Bien sûr, au rang des inquiétudes, il y a Andrey Chersky, un journaliste russe très amical, qui l’a sollicité pour ses conseils de rédaction pour son journal Spoutnik et qui pose beaucoup de questions. Et puis, cette jeune actrice américaine, Emily, qui se rapproche de plus en plus d’Andrey, a-t’elle conscience du danger de sa conduite ? 

Je me suis beaucoup amusée lors de cette lecture, qui s’appuie sur des faits historiques bien réels, c’est-à-dire l’exposition universelle de 1958, première grande réunion des nations modernes après la deuxième guerre mondiale, alors que la « guerre froide » bat son plein.
C’est une histoire pleine d’humour, parodie de roman d’espionnage, mélangée aux atermoiements du héros partagé entre sa soif d’aventure pour échapper à un quotidien sans surprise et sa volonté d’être un mari fidèle et d'agir pour son pays.
Sous la pression de Wayne et Radford, Thomas se prend au jeu et s’imagine déjà sous les traits d’un espion, faisant de son mieux pour remplir la mission qui lui est confiée, même si cela doit le plonger encore plus dans les affres de l’indécision. C’est seulement quelques mois plus tard qu’il comprendra ce qui s’est réellement passé au sein de l’exposition et ce qu’on attendait de lui, mission dont il retirera à la fois quelques bénéfices inattendus et des regrets jusqu’à la fin de sa vie, faute d’avoir su saisir la chance qui se présentait pour changer le cours de son existence.

En bref, une lecture très distrayante que j’ai prolongée agréablement par une découverte de la vraie Expo 58 sur le site de l’INA. Malheureusement, la vidéo n’évoque pas le pavillon britannique !

Retrouvez une interview de Jonathan Coe dans l'Humeur Vagabonde du 11 février 2014 et de nombreux extraits du roman.

samedi 2 mai 2015

Autour du monde

Autour du monde - Laurent Mauvignier
Les éditions de Minuit (2014)

Autour du monde, en ce jour de mars 2011, des gens voyagent, loin de chez eux et c’est cet éloignement qui les rapproche les uns des autres dans ce roman de Laurent Mauvignier. Seuls les deux premiers personnages, Guillermo le mexicain et Yûko la japonaise, sont victimes du tsunami qui submerge la côte du Japon, et encore Yûko s’en sort-elle miraculeusement, grâce au gilet doudoune qu’elle a enfilé avant de tenter de fuir et qui, comme un gilet de sauvetage, lui sauve la vie. Tous les autres personnages de ce roman sont loin du Japon, l’impact du tsunami sur eux est tout autre, et c’est ce que nous raconte Laurent Mauvignier dans ce livre. Que faisaient-ils à ce moment-là, de quelle façon ont-ils appris la catastrophe ou pourquoi l’ont-ils ignorée, est-ce que cela a changé quelque chose pour eux ?

J’avais lu des billets très favorables sur ce roman, comme celui de Jostein ou bien chez Des petits riens, d’où ma déception d'avoir un avis plus tiède. J’ai été assez déstabilisée par les longues phrases, qui se déroulent comme une mélopée et qui passent d’un personnage à l’autre, d’un pays à l’autre, et laisse le lecteur comme orphelin de celui ou de celle auquel ou à laquelle il commençait juste à s’intéresser.

J’ai été frustrée, comme je le suis souvent avec les recueils de nouvelles. Ici, c’est presque ça, sauf que l’enchaînement des histoires ne donne pas à ce roman la forme d’une succession de nouvelles. Mais à part la forme, tout y est, et j’ai vraiment regretté que l’auteur ne s’attarde pas davantage sur certains personnages, car j’aurais bien aimé les suivre un peu plus. Pour d’autres, en revanche, leur apparition est tellement furtive qu’ils ne laissent aucune empreinte dans la trame de l’histoire. Mais peut-être était-ce cela que voulait nous dire l’auteur, nous faire percevoir la fragilité de l’existence, nous montrer que nous ne sommes rien, livrés au temps qui passe, à la merci des caprices de la nature ou de la violence des hommes.

C'est, en tous cas, un roman qui ne m'a pas laissée indifférente et que je relirai peut-être, tant j'ai l'impression d'être passée à côté. Ce n'était sans doute pas le bon moment pour cette lecture.

lundi 30 mars 2015

Une saison de nuits

Une saison de nuitsJoan Didion
Édition Bernard Grasset (2014)
Traduit de l’anglais par Philippe Garnier

Un coup de feu retentit dans la nuit. Lily  sait immédiatement que son mari, Everett McClellan, a tué Ryder Channing, son amant qu’elle devait retrouver sur le ponton, au bord de la rivière.
En quelques heures, jusqu’à la fin de la nuit, Joan Didion raconte l’histoire du mariage de Lily et d’Everett, tantôt du point de vue de l’une, tantôt de celui de l’autre. Comment s’est bâtie leur union, ce qu’elle symbolise, eux qui sont tous les deux des descendants des pionniers, qui profitent des fruits du travail acharné de leurs ancêtres qui ont lutté pour s’implanter dans la région de Sacramento, en Californie. 
Ce qui ressort de cette union, c’est l’impossible communication entre Lily et Everett, même si pour Lily, il était impensable de se marier avec quelqu’un d’autre qu’Everett, qu’elle connait depuis l’enfance, le frère de son amie Martha. C’est aussi l’ennui qui marque les journées de Lily, dans la chaleur étouffante de l’Ouest californien, et les soirées entre voisins où l’on boit trop, où on ne sait plus ce qu’on fait ni ce qu’on dit. Ce sont les nuits qu’elle termine en compagnie du premier venu, parce qu’il s’est montré un peu attentionné, que son intérêt l’a distraite quelques heures de la routine sans surprise. Et puis, à côté de ces infidélités sans conséquence, ce sont les vraies trahisons qui marquent un couple, le temps où Everett est enrôlé dans la réserve pendant la seconde guerre mondiale et où il reste éloigné de sa famille malgré les multiples sollicitations de sa femme et de sa sœur. C’est aussi l’avortement que subit Lily, qu’elle décide seule après avoir avoué à Everett qu’elle est enceinte d’un autre. Ce sont des moments où ils se sont manqués l’un l’autre alors qu’ils sont si indispensables l’un à l’autre. La fin de la nuit va marquer définitivement la fin de leur mariage, laissant au lecteur une impression d’amertume et de gâchis assez dérangeant. 

Avec ce livre de Joan Didion, qui est le premier qu’elle a publié en 1963, j’ai retrouvé la même impression qu’avec Maria, avec ou sans rien, qui a été ma première rencontre de l’auteur. Dans les deux cas, ce sont des œuvres de fiction et il en ressort une impression de mal-être, de vacuité de l'existence, dans une ambiance plombée par la chaleur accablante.

Je m’interrogeais sur le titre français de ce livre, complètement différent du titre de la publication originale, Run River, qu’a priori, je comprenais davantage car la rivière est souvent évoquée dans le livre et il s’y passe des évènements clés de l’histoire. Et puis, à la lecture de cette interview de Joan Didion, je m’aperçois que le titre français est en fait très proche de celui qu’elle avait choisi pendant son écriture, In the night season et qui n’a pas été accepté par son éditeur. Finalement, je comprends son choix de la nuit. C’est là que Lily arrive à s’exprimer, dans les mots et dans les actes, lorsqu’elle est débarrassée de la chaleur diurne qui écrase toute énergie et du regard des autres qui la bloque dans l’inaction.
Si vous lisez l’anglais et si vous vous intéressez à Joan Didion, je vous conseille d’ailleurs cette interview qui a été publiée dans The Paris Review, dans la série The Art of Fiction.

Avec Joan Didion, j’éprouve exactement la même impression à la lecture de ses livres que celle que je ressens lorsque je lis Paula Fox. Je suis admirative de leur art d’écrire sur des personnages peu sympathiques, tout en donnant malgré tout au lecteur l’envie d’en savoir plus, le goût de tourner les pages, alors qu’il serait si facile de refermer le livre et de le poser là. C’est cela le talent de l’écrivain, sans doute.

Lu dans le cadre du challenge Romancières Américaines de Miss G.
  

Nadael l'a lu également et en parle très bien.

lundi 23 mars 2015

Sagan 1954

Sagan 1954 - Anne Berest
Stock (2014)

C’est Denis Westhoff qui a demandé à Anne Berest d’écrire sur sa mère, Françoise Sagan. Elle abandonne alors provisoirement le roman qu’elle préparait et commence à travailler sur le charmant petit monstre, comme François Mauriac surnomma Françoise Sagan, à l’occasion de la sortie de son premier roman, Bonjour tristesse.

Anne Berest choisit de s’intéresser à cette année 1954 qui voit paraitre la première œuvre de Sagan. Elle plonge dans les biographies, dans les livres de Sagan, s’imprègne des reportages de l’époque, des articles parus dans les journaux, rencontre les amis et les connaissances de Françoise Sagan. A partir de toutes ces informations, elle reconstitue la vie de Françoise, la réinvente, l’utilise pour elle-même alors qu’elle traverse une période difficile suite à une rupture amoureuse. Alors qu’elle est très différente de son sujet, elle s’approprie quelques facettes de l’auteur et s’autorise des fantaisies, s’essayant à l’insouciance, la légèreté, l’envie de profiter de la vie.

Je me suis régalée de cette lecture, savourant avec plaisir cette évocation de Françoise Sagan et de cette année 54. Anne Berest le signale à plusieurs reprises, le simple fait d’entendre le nom de Françoise Sagan amène le sourire sur le visage de ses interlocuteurs. Et c’est vrai qu’elle a ce pouvoir, cette petite femme vive et sensible, légère en apparence, émouvante et lucide au fond sur l’inutilité de l’existence.

D’Anne Berest, j’avais lu le premier roman, La fille de son père, dont j’avais bien aimé le sujet, même si j’y avais regretté quelques maladresses. Ici, je trouve qu’elle a parfaitement maitrisé son sujet, elle donne envie de se replonger dans l’œuvre de Sagan, ce qui pour moi, est la meilleure récompense que l’on puisse obtenir lorsqu’on parle d’un écrivain. Une jolie réussite.

mercredi 18 février 2015

Ils rêvaient des dimanches

Ils rêvaient des dimanches - Christian Signol
Albin Michel (2008)

Dans l’introduction, Christain Signol explique les raisons qui l’ont conduit à écrire ce livre. Il a voulu rendre hommage à ses grands-parents, et en particulier à son grand-père Germain. Il raconte qu’il a utilisé des éléments de la vie de Germain dans certains de ses livres précédents. Mais ici, il a voulu se consacrer entièrement à lui et a recueilli des informations sur sa famille pendant plusieurs années avant d'écrire cet ouvrage.

Un soir, sur un chemin qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […]
C’est ce jour-là que j’ai ressenti le besoin de faire revivre ces êtres auxquels je dois tout, et grâce auxquels les miens sont passés – comme beaucoup de familles françaises -  de la basse paysannerie à l’université en moins de soixante ans. Grâce à leur travail, à leur force, à leur courage et à leur souffrance. Et parce que ce sont mes grands-parents qui personnifient le mieux cette évolution patiente mais acharnée, c’est d’eux dont je parlerai dans ces pages qui aujourd’hui, sont devenues pour moi une nécessité.

Petit paysan du Causse, né à la fin du XIXème siècle, Germain a été élevé loin de sa mère, Eugénie, partie gagner sa vie à Paris.  Puis Eugénie s’est quasiment acheté un mari, elle a repris son fils avec elle et s’est installée dans la ferme isolée de son époux. Commence alors pour Germain une vie de labeur et de privations constantes, où le fruit du travail ne fournit pas toujours les moyens de survivre. L’enfant fréquente l’école, où il est bon élève, mais dès que les travaux de la ferme nécessitent des bras, il doit abandonner l’étude et les livres.  Puis, à neuf ans,  à la mort de son beau-père, il est placé dans une ferme, chez un patron violent et rustre. Plus tard, il choisira de devenir boulanger, persuadé d’avoir ainsi toujours à manger et d’assurer sa sécurité en exerçant un métier indispensable aux autres.

Je ne m’attendais pas à autant apprécier cette lecture. Je n’avais jamais lu Christian Signol, j’en savais peu de choses. Pour moi, c’était un auteur du terroir, si cette classification veut dire quelque chose. Une fois de plus, j’avais des préjugés qui ne reposaient sur rien de concret.

L’histoire est bien sûr très émouvante, j’ai perçu tout l’amour qu’y a mis l’auteur pour évoquer ses ascendants. J’ai aussi apprécié le style tout en finesse, les descriptions d’une nature sauvage et ingrate. Ces vies dédiées au travail dans des conditions épouvantables, elles ne sont pas si éloignées de nous dans le temps et pourtant, elles le sont de notre quotidien. En ce sens, ce livre peut aussi se lire comme un documentaire, tant les gestes et les habitudes sont clairement détaillés. Par moment, je visualisais presque ce que lisais.

Une lecture choc qui reste longtemps en tête, bien après avoir tourné la page de fin.

mercredi 28 janvier 2015

Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier

Pour que tu ne te perdes pas dans le quartierPatrick Modiano
Gallimard (2014)

A la faveur d’un carnet d’adresses perdu puis retrouvé, Jean Daragane, un écrivain solitaire, est amené à replonger dans ses souvenirs, en particulier ceux remontant à deux époques marquantes de sa vie. Emerge alors de sa mémoire une femme, Annie Astrand, qui s’est occupée de lui, lorsqu’il était encore un enfant, confié à sa garde par ses parents absents. Il vivait avec elle dans une maison à Saint-Leu-La-Forêt, dans laquelle passaient des gens plus ou moins recommandables. Elle l’emmène en voyage vers l’Italie mais disparait alors qu’ils sont encore dans le Sud de la France. Quinze années plus tard, Jean a écrit son premier livre, où il a évoqué certains épisodes de sa vie avec Annie, dans l’espoir qu’elle lise ces lignes et lui fasse signe.  C’est ce qui arrive et leur rencontre apporte certains éclaircissements aux évènements passés. Mais c’est seulement bien plus tard que Jean pourra renouer tous les fils de l’histoire.

La construction de ce dernier livre de Patrick Modiano est originale. L’histoire commence comme une enquête sur un fait divers qui s’est déroulé dans les années cinquante. Un homme recherche des informations sur un certain Guy Torstel, que Jean Daragane a cité dans le premier livre qu’il a publié. Sur le moment, Jean n’en a aucun souvenir, puis la mémoire lui revient petit à petit et des fragments de son enfance se reconstituent. Le livre se transforme alors en une enquête sur la propre histoire de Jean, remettant à la lumière des périodes de sa vie qu’il a occultées et des personnes qu’il avait oubliées.

Encore une fois, j’ai beaucoup aimé ce roman de Patrick Modiano, pour l’émotion qu’il sait communiquer, en particulier dans les passages consacrés à l’enfant, dans lequel l’auteur a sans doute beaucoup mis de lui-même. Le personnage d’Annie Astrand est touchant, représentation de la figure maternelle, attentive et protectrice, mais qui lui a fait défaut en disparaissant soudainement, laissant l’enfant dans une solitude qu’il ne surmontera jamais.

Un coup de cœur pour ma dernière lecture de l’année 2014, que j’ai bien du mal à faire ressentir dans ce premier billet de 2015 !

A découvrir sur le site de l'éditeur, une interview de Patrick Modiano et quelques pages à feuilleter.