mardi 31 décembre 2019

Repose-toi sur moi

Repose-toi sur moi – Serge Joncour

Flammarion (2016)

Ludovic travaille pour une agence de recouvrement. Son quotidien, c’est rendre visite à des gens endettés et arriver à leur faire signer des chèques pour un remboursement échelonné de leur créance. Depuis qu’il a quitté la ferme familiale après le décès de sa femme, il exerce sa mission avec conscience mais sans passion.
Aurore est une styliste réputée, cofondatrice de l’entreprise qui porte son nom et sa marque, et qui est confrontée à des difficultés financières. C’est aussi la mère de deux jeunes enfants et l’épouse d’un businessman américain. Malgré cette vie bien remplie, Aurore est particulièrement contrariée par la présence de deux corbeaux dans la cour de son immeuble haussmannien, deux corbeaux dont les croassements l’angoissent outre mesure. Par hasard, elle fait part de ses craintes à Ludovic, qui habite un autre immeuble donnant sur la cour. Ludovic est sensible à l’inquiétude de la jeune femme qu’il a déjà aperçue par la fenêtre et il fait le nécessaire pour éliminer les corbeaux. Une étrange relation se noue alors entre ces deux êtres si différents qui vont trouver chacun dans l’autre l’occasion de dépasser les rôles qu'ils tenaient jusque là.
 

Ainsi, Ludovic, dont l’existence est plutôt terne et sans histoire, devient une sorte de héros aux yeux d’Aurore grâce à l’aide qu’il lui apporte à plusieurs reprises. Aurore, qui est fragilisée par la trahison de son associé, trouve auprès de Ludovic l’écoute et la présence dont elle a besoin. Plus tard, lorsque Ludovic traverse une période compliquée, elle sait, mobilisant ses réflexes de chef d’entreprise, trouver le ressort nécessaire pour faire face.

L’histoire met du temps à s’installer, entre les visites de Ludovic à ses clients endettés et ses séjours à la ferme de ses parents, et les démêlés d’Aurore face aux machinations de son associé. Mais il faut patienter, apprécier les différents styles de roman qui se succèdent ici : roman social, roman d’amour, thriller même. On suit tour à tour les interrogations de Ludovic et d’Aurore sur leur relation et les idées fausses qu’ils se font l’un de l’autre, leur manque de confiance en eux, leur ignorance de leur valeur. Le dénouement est surprenant, mais assez évident finalement. On ressent un certain apaisement, la fin de la lutte contre soi-même, contre les autres, juste l’envie de prendre soin de soi, de prendre le temps de vivre.

Un beau roman qu'il faut laisser se développer à son rythme. C'est la deuxième fois que je lis Serge Joncour, ce n'est pas la dernière !

lundi 30 décembre 2019

Je suis le carnet de Dora Maar

Je suis le carnet de Dora Maar – Brigitte Benkemoun


Stock (2019)

L’auteur a trouvé dans un agenda acheté sur eBay un répertoire téléphonique où elle découvre avec surprise des noms célèbres : Cocteau, Chagall, Giacometti, Lacan, Aragon, Breton, Brassaï, Braque, Balthus, Éluard, Leonor Fini et d’autres encore. Un calendrier à la fin du carnet lui permet de dater ce répertoire de l’année 1951. Elle commence alors son enquête pour tenter d’identifier à qui il appartenait. En quelques mois, elle arrive à la conclusion qu’il s’agit de Dora Maar, qui fut l’une des compagnes de Picasso, sa muse, une photographe et une peintre de talent, amis aussi une femme malade et tourmentée. 
Brigitte Benkemoun retrace alors la vie de Dora Maar et celle de ses illustres amis, Picasso y tenant une grande place. On parcourt ainsi une partie du XXème siècle aux côtés des plus grands artistes, des intellectuels, des médecins mais aussi du coiffeur de Dora, de son architecte, de son marbrier, de son plombier.

C’est un livre passionnant, riche et documenté, que j’ai lu avec un grand plaisir. Je n’ai pas eu l’occasion de voir l’exposition consacrée à l’œuvre de Dora Maar au centre Pompidou l’été dernier et je le regrette. C’est un des effets de ce livre, on a envie d’en savoir plus sur les personnalités évoquées au cours des pages même si, avec Picasso, c’est plutôt la déception car il n’apparaît pas vraiment sous un jour très sympathique ! Grâce au travail de Brigitte Benkemoun, Dora Maar est replacée dans son œuvre et dans sa vie, bien au-delà de l’image de "la femme qui pleure".

Ce livre était une recommandation de mon libraire lors de la présentation des coups de cœurs avant l’été. Il ne s’est pas trompé !

Jusqu'aux yeux...

Jusqu’aux yeux… - Zoë Barnes

Traduit de l’anglais par Marie Dupraz
Ramsay (2002)
Lu dans l’édition Pocket

Melanie Norton vient de se faire plaquer par Gareth, son petit ami. Il entretenait une liaison depuis trois mois avec la colocataire de Mel. Si elle est malheureuse en amour, tout se passe mieux sur le plan professionnel : responsable du rayon prêt-à-porter masculin d’un grand magasin, elle vient de se voir confier en plus l’organisation de la semaine américaine au printemps, pour fêter l’ouverture d’un magasin à Los Angeles. Un surcroit de travail en perspective mais l’espoir d’une promotion qui serait bienvenue à l’heure où elle va devoir supporter seule le coût de son logement. Une situation prometteuse qui semble bien compromise lorsque Mel découvre qu’elle attend un bébé et qu’elle ne peut espérer aucun soutien de la part de ses parents.
 

Un roman de chick-lit, il ne m’arrive pas souvent d’en lire. J’ai trouvé celui-ci dans les boites à lire de ma commune, d’anciennes cabines téléphoniques transformées où l’on peut déposer les livres dont on veut se débarrasser et prendre ceux que l’on souhaite. Je l’avais choisi en prévision d’une période de panne de lecture ou de déprime. C’est à la grisaille de novembre que je dois d’avoir sorti ce livre de mes étagères où il patientait depuis un moment.

Une héroïne confrontée à toutes les catastrophes en même temps et qui fait front, malgré les nausées inévitables, les jalousies et les coups bas de ses collègues, la désertion de ses parents, quoi de mieux pour sortir de la morosité où m’avaient plongée quelques journées pluvieuses et venteuses ? Une lecture sans effort, où l’on devine les rebondissements à venir, où tout se règle à coup de volonté et de persévérance, finalement ça vaut bien tous les livres de développement personnel et ça regonfle le moral ! Si on s’intéresse en plus au fonctionnement d’un grand magasin, aux relations entre les différents départements et aux méthodes de marketing qui y sont employées, on passe un bon moment avec cette histoire vite lue malgré les 450 pages et aussi vite oubliée dans les détails !

Vous plaisantez, monsieur Tanner

Vous plaisantez, monsieur Tanner – Jean-Paul Dubois

Éditions de l’Olivier (2006)

On a tous entendu les récits cauchemardesques d’amis ou de connaissances qui se sont lancés dans des projets de construction ou de rénovation de maison. Ils ont tous des anecdotes au sujet d’artisans au planning fantaisiste, qui viennent travailler un jour puis ne montrent plus leur nez pendant des jours, laissant les travaux en plan et les outils en désordre. Ou alors des histoires de plombier qui se terminent par une inondation lors de la remise en eau. Ou bien encore ces terrasses dont la pente est telle que l’eau de pluie s’accumule du côté de la maison au lieu d’être évacuée.

Et bien, j’ai retrouvé tout cela et bien plus dans ce livre de Jean-Paul Dubois. Le héros, documentariste, hérite un jour d’une maison où tout est à refaire. Contre tout bon sens, il met en vente celle où il vit et qui lui convenait parfaitement pour se lancer dans la rénovation de sa nouvelle demeure. Commencent alors des ennuis sans fin, des catastrophes en chaîne qui vont le conduire dans un gouffre financier et une vie de chaos, tandis que défile chez lui une troupe d’artisans et de bricoleurs du dimanche plus caricaturaux les uns que les autres.

J’ai craint le pire au début de cette lecture car ça commence très fort avec le duo de couvreurs qui n’a même pas d’échelle (à quoi bon, tout le monde a une échelle !) et dont le comportement frise le grotesque. Heureusement, les travers des autres artisans qui interviennent ensuite sur le chantier sont plus nuancés, plus humains et plus crédibles. On rit beaucoup, on a parfois froid dans le dos et personnellement, à la fin de cette lecture, la dernière chose que j’aurais envie de faire serait de faire faire des travaux chez moi !

Une lecture distrayante d’un auteur que je n’avais jamais lu mais que j’ai voulu découvrir puisqu’il a obtenu le prix Goncourt cette année !

Extrait page 90-91
Igor Zeitsev était un jeune russe qui effectivement ne maîtrisait pas les nuances et la complexité de la langue française. Mais la défiance que lui témoignait Chavolo n’avait qu’un lointain rapport avec ses difficultés d’expression. Il faut savoir que, dans le bâtiment, les corps de métiers se vouent un mépris aussi inexplicable qu’inextinguible. Le plâtrier tient le maçon pour un pouilleux et le plaquiste pour un escroc. Le chauffagiste regarde de haut le fumiste qui, lui-même, toise le jointeur. Quant à l’électricien, électron agaçant, il ne voit même pas le peintre, que, souvent, le carreleur rabroue. Le charpentier n’est qu’un primate aux yeux du menuisier que le couvreur tient pour quantité négligeable, tandis que le zingueur, albatros des toitures, raille le plombier, vague ratier de la tuyauterie.

dimanche 29 décembre 2019

Comme psy comme ça

Comme psy comme ça – Mardi Noir

Payot (2018)

Derrière Mardi Noir se cache (ou pas) Emmanuelle Laurent dont je suis les vidéos sur Youtube.
J’aime sa façon de parler de psychanalyse, son humour, sa sincérité, son anticonformisme.

Je l’ai retrouvée complètement dans ce livre, où, en 20 chapitres, elle aborde des sujets classiques avec son style bien à elle : la jalousie, le narcissisme, la dépendance affective, le pervers narcissique, l’angoisse, l’hystérie, le désir, l’amitié pour en citer quelques-uns. Bien sûr, on rencontre Freud et Lacan au détour des pages et des concepts expliqués, mais pas trop si ça peut rassurer les allergiques !

J’ai bien aimé le chapitre sur les mots et leurs sens cachés, et celui qui explique le signifié et le signifiant. L'auteur s’appuie sur une anecdote vécue et on comprend tout !

J’ai aussi été touchée par l’histoire personnelle qu’elle nous raconte, elle dévoile un secret de famille et on perçoit tout ce qui peut se cacher dans des non-dits et comment ils peuvent peser sur une existence.
En revanche, à la première lecture du chapitre 7, Narcissiquement vôtre, je n’avais pas tout compris sur le moi, le surmoi et le ça ! À la deuxième lecture, c’est un peu plus clair, surtout après avoir vu la vidéo consacrée au surmoi ici !

Un petit livre à lire et à relire, pour découvrir, peut-être, certaines choses sur soi et sur les autres, et pour se faire du bien certainement !

Quelques extraits :
Là s'enchaîne le souvenir sur le hamster. Elle m'écoute. À mesure qu'elle ne dit rien, je mesure la portée de ce souvenir et l'imposant secret gardé par ma mère et moi contre mon père. Je ris. Je n'en reviens pas. Elle me regarde et ajoute : « Et dans hamster, il y a "se taire" … Très bien, Emmanuelle, quand nous revoyons-nous ? » J'étais sciée. Première séance avec elle. Ça dépotait. Je pleurais et riais en même temps. Et puis cette punchline du « se taire », sont quand même forts ces lacaniens ! (page 91)
 L'hystérie ne cherche pas de réponse, malgré ce qu'elle aime nous faire croire. Elle cherche à être entendue. De cette écoute naissent de nouvelles approches. De cette écoute naissent des interrogations et des remises en cause du discours dominant. Elle est salvatrice et tellement moderne. J'espère profondément qu'elle ne pourra jamais être jugée comme démodée. À bon entendeur ! (page 145)

D'autres avis chez Loupbouquin et sur Babelio.

lundi 23 décembre 2019

Le discours

Le discours – Fabrice Caro

Gallimard (2018)

Dîner de famille chez les parents d’Adrien, en compagnie de Sophie, sa sœur, et de Ludovic, son futur beau-frère. D’ailleurs, Ludo vient d’informer Adrien qu’il compte sur lui pour faire le discours lors de la cérémonie de leur mariage, ce qui plonge Adrien dans la confusion car il n’a vraiment pas la tête à ça. Déjà trente-huit jours que son ex, Sonia, a décidé de mettre leur relation en pause et qu’il est sans nouvelles d’elle. Trente-huit jours qu’il réfrène l’envie de l’appeler ou de lui envoyer un texto, suivant la « théorie qui veut que l’absence renforce la présence, qu’il faut nourrir la cristallisation comme on nourrit un animal de compagnie, créer le manque, laisser le champ libre au mystère. » Et puis, à 17h24, juste avant de partir chez ses parents, Adrien a craqué et a envoyé un SMS à Sonia, ravi de voir qu’elle l’a lu à 17h56 et consterné de constater, au fil des heures qui s’écoulent pendant ce dîner, qu’elle ne lui répond pas.
Alors que le dîner se déroule sans autre surprise que la demande de discours, Adrien imagine les circonstances qui pourraient expliquer que Sonia ne soit pas en mesure de lui répondre, il se remémore les étapes de leur relation, la rencontre, les premiers moments idylliques et puis la routine qui s’installe, conduisant à cette pause imposée. S’intercalent avec les souvenirs les échanges entre les convives, les rituels immuables du dîner, la difficulté pour Adrian de s’extraire d’un rôle pré-attribué et ses tentatives d’élaboration du futur discours.


Tout cela pourrait être banal sans le ton burlesque qui accompagne les pensées d’Adrien et sa perception du déroulé du repas, ses interrogations sur la conduite à tenir vis-à-vis de Sonia, ses velléités de refuser la charge du discours et sa conscience que les évènements lui échappent, quoi qu’il fasse.

Ce roman de Fabrice Caro, auteur de BD bien connu sous le nom de Fabcaro, avait été recommandé par mon libraire lors de la soirée de présentation des coups de cœur 2018 et cette mise en avant était bien méritée. J’ai beaucoup ri à la lecture de ce livre, je trouve que les travers des repas de famille y sont vraiment bien représentés. Cette impression de toujours revivre la même chose, d’être placé dans un rôle dont on ne peut se sortir et qui ne correspond plus à ce qu’on a pu être à un moment de sa vie, je l’ai déjà éprouvée. Dans la réalité, on ressent plutôt un malaise face à cette situation, mais ici, c’est un comique désabusé qui s’exprime et on s’amuse beaucoup. Les tergiversations du héros à propos de son texto à Sonia sont aussi très drôles - Pourquoi ne me répond-elle pas, Ah mais oui, j’aurais dû mettre un point d’interrogation à la fin de ma phrase plutôt qu’un point d’exclamation, je vais peut-être écrire à sa meilleure copine pour savoir comment elle va, Mais non, c’est encore plus nul… - elles s’inscrivent bien dans l’air du temps et à l’ère de la communication immédiate.

Un livre à ne pas négliger si vous le trouvez sur votre chemin.

J’ai vu que Fabrice Caro avait un autre roman à son actif, Figurec publié en 2006. Il n’est pas à la médiathèque mais j’espère malgré tout avoir l’occasion de le lire.


D'autres avis élogieux sur le blog de Krol et sur Folittéraires.

dimanche 22 décembre 2019

Éclipses japonaises

Éclipses japonaises – Éric Faye

Seuil (2016)

À la fin des années 70 sur la côte japonaise, de nombreuses disparitions sont signalées, des hommes et femmes de tous milieux, de tous âges. Aucune trace, aucun indice qui permettrait de faire le lien entre eux. Ils se sont comme évaporés, au Japon on les qualifie de « cachés par les dieux ». Parmi eux, une collégienne qui rentrait dans la nuit de son cours de badminton, une jeune infirmière et sa mère qui ont fait un détour pour aller acheter une glace, un jeune archéologue qui allait poster sa thèse.
En 1987, un avion de la Korean Air explose en plein vol à cause d’une bombe laissée dans un coffre de la cabine par deux individus descendus à l’escale de Berlin. Appréhendés par la police, l’un d’eux a réussi à avaler sa capsule de cyanure mais l’autre, une jeune femme, est vivante. Elle affirme être japonaise, s’exprime parfaitement en japonais mais son passeport est faux. L’enquête va prouver qu’elle est une espionne au service de la Corée du Nord, parfaitement entrainée pour endosser sa fausse identité.


Quel est le lien entre cette jeune terroriste et les disparus japonais ? C’est ce qu’on découvre au fur et à mesure dans ce roman d’Éric Faye lorsqu’il déroule les existences de ses différents personnages, en Corée du Nord puisque c’est là qu’ils ont été emmenés. Ils y côtoieront d’autres enlevés originaires d’Europe et aussi des américains dont un GI, disparu en 1966 à la frontière des deux Corées. Tous, d’où qu’ils viennent ont du mal à comprendre la raison de leur présence. Les tâches qui leur sont demandées leur paraissent bien futiles, pour justifier leur enlèvement ou leur maintien dans le pays. En raison de cette incompréhension, beaucoup gardent espoir de revoir un jour leur patrie et leur famille. Grâce à la perspicacité d’un fonctionnaire japonais, certains réaliseront leur rêve.

Les évènements racontés dans ce roman reposent sur des faits réels et c’est tout le talent d’Éric Faye d’en faire un sujet de fiction délicat et intimiste dans la façon dont il décrit ce que vivent Naoko, Setsuko, Shigeru, Jim Selkirk l’américain et même Sae-jin l’espionne. Les héros de ce livre sont confrontés à des situations dramatiques mais l’auteur reste dans une grande retenue pour relater leurs réactions et leurs émotions. Grâce à ce choix, le lecteur perçoit parfaitement la chape de plomb qui pèse sur les individus en Corée du Nord, l’isolement où sont maintenus les habitants, les fausses informations qui sont diffusées à propos des autres pays, en particulier le Japon et le voisin du sud.

Page 62
Une fois, Naoko-Hyo-sonn pleure plus que d'habitude. C'est son anniversaire. Penser à eux, à ce moment-là, est encore plus douloureux que la veille et que le lendemain. Eux pensant à elle. La tiennent-ils pour morte ? Cette idée lui est insupportable. Elle se ronge les ongles. De sa chambre, elle regarde longuement en direction de l'est, comme s'il allait en surgir un grand oiseau chargé de la prendre dans ses serres. Il arrive qu'un V de migrateurs file en direction du sud-est. Vers le Japon. Elle pense au petit Suédois qui voyageait agrippé au cou d'une oie, dans un livre.

Page 137
Je n’ai à lire et relire que ma thèse. Depuis qu’on m’a arraché au Japon, je la chéris, je la jardine. Elle est le seul lien tangible avec mon passé. Les caractères que j’avais tracés ne me sont ici d’aucune utilité, et pourtant je ne peux les détruire. Ce texte est ce que j’ai fait de moi. À force de le feuilleter, j’y ai apporté des nuances, je l’ai amendé. J’ai explicité ce qui demeurait imprécis. Je pense à Proust, dont l’œuvre a aidé certains prisonniers des camps. À Bergotte, aussi. Chaque retouche apportée à mon manuscrit est comme « un petit pan de mur jaune » et certains soirs, je me dis que cette détention, si elle vient à connaitre une fin, aura eu quelque chose de bon. Si je parviens à retraverser un jour la mer avec mon manuscrit, nous reviendrons plus aboutis, lui et moi.

Je n’avais pas repéré ce livre à sa sortie, je ne crois pas même en avoir entendu parler. Pourtant, quel beau roman ! J’avais été séduite par les romans d’Éric Faye que j’ai déjà lus (Nagasaki - Il faut tenter de vivre), aussi je n’ai pas hésité lorsque j'ai trouvé celui-ci en tête de rayon à la médiathèque. Bien m’en a pris, c’est une histoire magnifique et traitée de façon sensible, à propos de faits réels dont je n’avais aucune idée. À découvrir sans hésitation !

Pour vous appâter, le début est à lire ici, sur le site des éditions du Seuil, où l'auteur présente également son livre dans une courte vidéo.

lundi 16 décembre 2019

Munkey Diaries

Munkey Diaries - Jane Birkin

Journal, 1957-1982
Fayard (2018)


Il y a bien longtemps que l’on sait que Jane Birkin n’est pas que cette grande perche anglaise, fofolle et fantasque, telle qu’elle apparaissait à la télévision dans les années soixante-dix, avec son panier en osier, son accent à couper au couteau et ses mines charmantes et faussement ingénues. Longtemps que les épreuves de la vie ont laissé entrevoir une femme plus profonde, plus complexe, une mère aimante et courageuse, une muse avec une cervelle et une sensibilité extrême.

Dans ce livre composé d’extraits de son journal intime de 1957 à 1982 et dans les commentaires qu’elle en fait, on découvre des aspects privés de sa vie, ceux qu’elle a choisi de publier : sa famille, son enfance, son adolescence et ses débuts au théâtre et au cinéma.
On revisite aussi ce que l'on croyait savoir d'elle, son mariage avec John Barry, la naissance de Kate, la séparation, son arrivée en France et la rencontre avec Serge Gainsbourg, leur vie commune, les enfants, les films et les chansons. Mais là, c'est elle qui a la parole et ça change tout.

Ce qui m’a frappée, c’est son manque de confiance en elle, le besoin d’amour qui la pousse vers des êtres parfois incapables de répondre à ses attentes.  Elle est souvent en pleine insécurité et fait toujours face, elle assume ses choix.

Aussi bien dans les extraits que dans ses commentaires, j’ai ressenti une force de vie intense, une soif de liberté qui est parfois bridée par les circonstances. On se doutait que sa vie avec Serge Gainsbourg n’avait pas dû être toujours simple, le livre le confirme. Mais j’ai été surprise, par exemple, de découvrir qu’elle ne se sentait pas vraiment chez elle dans la grande maison de la rue de Verneuil et qu’elle peinait à y avoir un endroit rien que pour elle.

J’ai été aussi frappée par sa grande culpabilité lorsqu’elle doit faire le choix de quitter Gainsbourg pour Jacques Doillon, on sent le dilemme où elle se trouve et la douleur qu’elle éprouve à l’idée de faire du mal à celui pour lequel elle dit toujours sa tendresse. Elle décrit très bien son soulagement qu’ils aient pu continuer leur collaboration artistique.

D’autres belles pages dans ce livre lorsqu’elle évoque ses filles, cela ne surprend pas, Jane Birkin a su, à mon avis, figurer un nouveau modèle de mère moderne, loin des images traditionnelles.
Voici ce qu’elle écrit dans son journal à sa fille Kate, le jour de ses 13 ans :
(…)Ma pauvre petite fille que j’aime, j’espère que je t’ai dit des choses rassurantes, que personne ne s’éloigne s’il n’en a pas envie, de ne pas troubler sa tête avec les responsabilités, de regarder Isabelle, 20 ans et gaie et jeune et toujours sans responsabilités, que personne ne change dans la nuit, demain ne sera pas différent d’aujourd’hui, chaque âge est un âge beau et nouveau, et de ne pas avoir peur, de me pardonner si parfois je n’étais pas non plus une mère parfaite, que pour moi aussi c’est une première fois et qu’elle pourrait se serrer contre moi quand elle voudrait, que je l’aime. Je l’ai bercée dans mes bras comme un bébé, elle qui s’est jetée dedans comme un oiseau effrayé et ma tendre Kate s’est endormie doucement comme quand elle avait un an. Voici comme rien ne change, les pauvres enfants ne changent pas. Peut-être par pudeur, nous, on change par crainte de les choquer, par respect de cet enfant qui devient jeune fille et on se trompe, elles ont autant besoin de nous qu’avant, mais elles aussi, par pudeur, n’approchent plus des bras qui pourtant de demandent que ça. (…) (page 318 - 8 avril 1980)

Un beau témoignage, tantôt pudique, tantôt impudique, qui met en évidence que derrière un mode de vie complètement éloigné du nôtre banal et anonyme, se vivent aussi des sentiments, des émotions semblables aux nôtres, dont on perçoit l’universalité.

Le deuxième tome du journal de Jane Bikin est paru, Post-scriptum, il couvre les années 1982 à 2013. Je sais qu’il est déjà à la médiathèque, je le lirai prochainement, j’ai déjà hâte !

Le joli billet de Books, moods and more sur ce livre.

jeudi 12 décembre 2019

Reflets des jours mauves

Reflets des jours mauves - Gérald Tenenbaum

Éditions Héloïse d'Ormesson (2019)

Le professeur Lazare vient d’être félicité par ses pairs, par le président de l’université Paris-Diderot, par le maire d’arrondissement, à l’occasion d’une cérémonie en son honneur. Chef de service à la Pitié-Salpêtrière, chercheur renommé dans le domaine de la génétique, auteur d’avancées majeures dans la cartographie du génome, il goûte peu les compliments. Alors qu’il a réussi à s’isoler dans un coin de la salle, prétextant la fatigue et l’excès d’émotion, il est abordé par un jeune homme, Éthan, qui prétend être envoyé par un journal, le Lancet. Lazare tente de le déstabiliser en faisant dériver la conversation vers l’originalité d’un arbre visible de la baie vitrée près de laquelle il est installé, puis vers l’observation d’un corbeau perché sur une de ses branches. Cela ne perturbe pas le jeune journaliste, qui ne cherche pas à orienter le dialogue pour en tirer un bon papier, mais qui laisse Lazare mener l’échange vers où il le souhaite. Plus tard, réfugiés au sous-sol d’un bar de nuit, ils acceptent dans leur tête à tête les quelques clients de l’endroit, tous attentifs aux confidences de Lazare, qui a décidé cette nuit-là de raconter un épisode où ses vies professionnelle et privée se sont entremêlées et où le choix qu’il a privilégié lui a fait perdre la femme qu’il aimait.

C’est un livre court, moins de 200 pages, et pourtant, quelle richesse ! Il me semble que l'on peut le lire et le relire plusieurs fois, en s'attachant à chaque fois à un thème particulier et que l'on perçoit l'histoire d'une façon différente. J'ai été très intéressée par le côté scientifique du roman, les avancées de la génétique, la possibilité de lire dans les gênes le parcours probable d’un individu, de connaitre ses faiblesses, de savoir prédire le terme de son existence. Placé devant un savoir qui devient terrifiant lorsqu’il concerne un être aimé, Lazare a choisi de se taire. On comprend parfaitement son dilemme. À l’aube de la retraite, il en mesure les conséquences et alors qu’il est couvert d’honneurs, il éprouve le besoin de ternir son image et de dévoiler sa lâcheté passée. 

Le thème de la vie et de la mort est au cœur de ce roman, pilier des recherches de Lazare et des interrogations de Rachel. Il est aussi central dans la vie de certains personnages secondaires, une chercheuse qui en Argentine est aux côtés des Grands-mères de la place de Mai ; l’autre, une amie de Rachel, est une rescapée des massacres rwandais.

La présentation des recherches et des découvertes de Lazare est passionnante, j'ai aimé découvrir la façon dont il progresse dans ses hypothèses, les relations avec les autres chercheurs, les stratégies qu’il faut mettre en place pour obtenir des crédits et des autorisations

Le personnage de Rachel est très émouvant et reste énigmatique. La jeune photographe lumineuse au regard améthyste est seule au monde, elle cherche dans son intégration au programme de recherche de Lazare un moyen de découvrir ses origines et de savoir qui est son père.

J'ai apprécié que l'auteur laisse une partie de l'histoire dans l'ombre. Grâce à quelques indices glissés furtivement au cours de la narration, le lecteur comble lui-même les ellipses et comprend qui est Ethan, ce qu’a pu être sa vie et ce que représente sa rencontre avec le vieux professeur. Qu'en attend-il vraiment ? Libre à chacun de laisser son imagination lui souffler la suite des évènements.

J’ai bien aimé aussi parcourir la ville de Rennes où j’ai terminé mes études il y a quarante ans, redécouvrir au fil des pages les noms des rues et des quartiers que je connaissais, à une époque où il n’y avait pas encore de métro et que la gare n’avait pas été refaite.

Un très beau roman à découvrir sans hésitation et à faire connaître. Merci à Gérald Tenenbaum de m'avoir donné l'occasion de le lire.

"La connaissance est un présent d’une infinie cruauté quand elle ne permet pas d’agir."
Pour lire le premier chapitre, c'est ici.

L'article de Michèle Bigot apporte un éclairage très intéressant sur les différents aspects de ce roman, et en particulier sur le thème de la Kabbale, peu familier en ce qui me concerne.

D'autres avis plus que favorables chez L'or des livres, En passant par Ma Lorraine et La Constellation Livresque de Cassiopée.