lundi 19 novembre 2018

Beaux rivages

Beaux rivages – Nina Bouraoui

Éditions Lattès (2016)

Quelques jours après les attentats de janvier 2015, la narratrice est quittée par Adrian, l’homme avec lequel elle entretient une relation depuis huit ans. Elle à Paris, lui à Zurich, ils se retrouvaient les week-ends, tantôt en France, tantôt en Suisse, un amour confiant, équilibré, qu’elle ne voyait jamais finir. Mais il a rencontré « quelqu’un », l’Autre lui demande de choisir et il choisit, pas très fier de lui, assurant la narratrice qu’il sera toujours là pour elle. Évidemment, c’est le choc, la chute, la déprime, la difficulté de se détacher, la haine dirigée vers l’Autre plutôt que vers celui que l’on a aimé. Et puis, avec l’aide d’une thérapeute, la remontée, la prise de conscience et une nouvelle rencontre qui aide à reprendre pied.
Finalement, une histoire assez banale et je me demandais si j’allais poursuivre ma lecture jusqu’au bout, pas très tentée de vivre par procuration les tourments de la femme délaissée. Et puis, l’irruption de la communication moderne dans l’histoire m’a accrochée : L’Autre tient un blog et relate au travers de la publication de ses photos sa relation avec Adrian, de manière indirecte et manipulatrice. La narratrice devient vite dépendante de ce media, paranoïaque même, prenant chaque publication de plein fouet, victime désarmée d’un combat perdu d’avance.

Ce qui m’a aussi plu dans ce roman, c’est l’histoire du nouvel amour, la façon dont la narratrice l’appréhende, légère et consciente que ce ne sera pas le dernier, qu’il l’aide simplement à se débarrasser des traces d’Adrian et à se préparer pour le prochain qui viendra, un apprentissage du bonheur en quelque sorte.

Extrait pages 243-244 :
Parfois je me demande si le bonheur existe, s’il existe vraiment, ou si nous en avons juste l’impression, la sensation, comme si quelque chose s’arrêtait en nous et que nous nous regardions de l’intérieur en disant : je suis heureux, je suis heureuse, je peux l’affirmer car je le ressens, dans mon corps, sous ma peau, ça pulse, file, c’est du flux qui se propage ; mais c’est juste un moment, un instant, un très court instant, comme si tous les sens étaient réunis, en alerte, pour éclairer ce bonheur si fragile qui n’existerait que dans son vol, quand il vient à nous, nu dans la lumière, comme une apparition avant de s’enfuir. Je ne sais pas s’il y a un don ou une science le concernant. S’il y a un penchant au bonheur, une nature, et s’il y a une impossibilité au bonheur, une contre-nature. Je ne sais pas si le bonheur est un, entier, grand, large et unique, ou s’il est constitué de fragments poétiques – l’odeur de l’herbe après la pluie, le premier jour de l’été, un champ de coquelicot, un ciel d’arrière-saison, un glacier bleu, la certitude de faire partie d’un tout qui avance d’un seul élan, aime d’un seul amour. Je ne sais pas si l’on peut mesurer, quantifier le bonheur. Si l’on peut le saisir comme un objet, le serrer contre soi, l’empêcher de tomber. Je ne sais pas s’il y a des signes ou s’il survient sans prévenir. S’il existe, je crois l’avoir souvent reconnu quand j’étais avec Adrian, il était petit, moyen, grand, il était bruyant, silencieux, il n’était pas permanent, jamais loin, non comme une ombre, mais comme un rai de soleil caché sous une pierre. Je l’avais comme on a la grâce ou la vertu. Je l’ai perdu, ou plutôt il s’est égaré en moi, mais il reste présent comme un éclat qui ne brille plus, pour un temps, je le sais, je suis patiente et je n’attends pas, cela reviendra un jour, une nuit, parce que c’est en vie et que ça pulse, file et se propage en silence.
Je suis contente d’avoir enfin réussi à terminer un roman de Nina Bouraoui. Mes précédentes tentatives avec La voyeuse interdite et Appelez-moi par mon prénom s’étaient soldées par des abandons, sans que j’arrive à expliquer ce qui n’allait pas. Ici, j’ai su résister à un jamais deux sans trois et je me félicite d’avoir su apprécier ce roman jusqu’à la dernière page.

lundi 12 novembre 2018

La vie secrète d'Elena Faber

La vie secrète d’Elena Faber – Jillian Cantor

Préludes (2018)
Traduit de l’anglais par Pascale Haas


1938 : En Autriche, Kristoff, doué pour le dessin, devient l’apprenti de Frederick Faber, graveur officiel des timbres de l’état Autrichien. À ses côtés, il apprend le métier, difficilement, et tombe amoureux d’Elena, l’une des filles du graveur, elle-même très douée pour la gravure. Mais Frederick Faber est juif, la nuit de Cristal approche, la famille va être éclatée par le chaos.
 

1989 : À Los Angeles, Katie Nelson, que son mari vient de quitter, confie les collections de timbres de son père à un philatéliste, Benjamin Grossman, afin d’y dénicher la « perle rare » que son père a toujours recherchée. Celui-ci, Ted, perd la mémoire et Katie a dû se résoudre à le faire admettre dans un établissement spécialisé. Elle vide la maison paternelle, ne sait que faire des collections de timbres et veut s’assurer, avant de s’en débarrasser, qu’elles ne contiennent pas une pépite insoupçonnée. Or Benjamin trouve un courrier jamais envoyé, affranchi d’un timbre bizarre datant vraisemblablement de la Seconde Guerre mondiale, adressé à une certaine Frl. Faber, en Autriche.
En pleine déroute émotionnelle, Katie trouve alors un exutoire dans la résolution de l’énigme que pose cette lettre et, aidée par Benjamin Grossman, lui-même passionné par le sujet, elle va tenter de retrouver la destinataire du courrier, sans savoir que sa quête la rapprochera de son père.


On le devine, mais pas tout de suite dans le roman, les deux histoires vont se rejoindre et je dois avouer que l’intrigue est bien menée. On apprend au passage beaucoup de choses sur la gravure et les timbres, on redécouvre l’histoire de l’invasion de l’Autriche par l’Allemagne nazie, la résistance des Autrichiens, le sort des enfants envoyés en Angleterre pour les protéger, la destinée de ceux qui ont survécu dans les pays du bloc de l’Est et l’impact de la chute du mur de Berlin.
Bref, la confrontation entre une intrigue contemporaine mélancolique et un pan de l’Histoire vu sous un angle intéressant donne un roman agréable à lire, des personnages attachants, aussi bien les contemporains que ceux du passé.

Je n’y ai pas trouvé, comme le dit la quatrième de couverture « Entre passion et tragédie, un hymne à l’amour, une ode à la mémoire », bien que tout cela y figure, c’est vrai, mais sur un ton et un style moins exalté que cette accroche ne le suggère et je me contenterai de dire qu’il s’agit d’un bon roman, distrayant, avec lequel on passe un bon moment !

Les avis de Sylire et du Suricate.

mercredi 7 novembre 2018

Ásta

Ásta – Jón Kalman Stefánsson

Grasset (2018) - collection En lettres d'ancre
Traduit de l’islandais par Éric Boury


Sous-titre : Où se réfugier quand aucun chemin ne mène hors du monde ?

 

Dans les années 50, à Reykjavik, Helga et Sigvaldi ont choisi d’appeler leur futur enfant Ásta, persuadés qu’ils auraient une fille. Ásta, comme le personnage d’un roman de Halldór Laxness, Gens Indépendants, dont la fin était si déchirante qu’ils en avaient pleuré ensemble. 
Était-ce une bonne idée de donner à leur fille le prénom d’une enfant morte dans les bras de son père, dans la lande glaciale ? Puis, Helga avait fait remarquer qu’Ásta, c’était ást sans la dernière lettre, c’est-à-dire amour en islandais. Quoi de mieux pour porter le destin de l’enfant à venir ?

La vie d’Ásta était née de l’amour et elle grandirait entourée d’amour.
Trente années plus tard, alors qu’il a refait sa vie avec Sigrid, qu’il habite en Norvège avec sa femme et la fille d’Ásta, Sigvaldi tombe d’une échelle alors qu’il peignait un bâtiment. Allongé sur le trottoir, il revoit sa longue vie et la raconte à la passante penchée sur lui.

Quant à Ásta, c’est par l’intermédiaire de longues lettres adressées à l’homme qu’elle aime que le lecteur découvre petit à petit sa vie, bien éloignée du chemin d’amour que ses parents avaient espéré pour elle. D’ailleurs, c’est loin d’eux qu’elle vit les moments les plus tendres de son existence. Avec la nourrice qui l’a élevée après la défaillance de sa mère et auprès de Josef, rencontré à la ferme où elle a été envoyée un été après un accès de violence au lycée.


Troisième voix qui s’élève dans ce livre riche et foisonnant, celle de l’auteur lui-même, autant pour apporter un peu de liant aux propos de Sigvaldi et d’Ásta que pour raconter son présent à lui, ses doutes et ses difficultés face à l'écriture.


Comme il est difficile de parler de ce livre ! 
Impossible de résumer l’intrigue sans trop en dévoiler. À travers les trois voix qui s’expriment, ce sont des moments-clé qui surgissent, libérés de toute chronologie, et on les reçoit en pleine figure, on ne comprend pas toujours ce qu’ils signifient. Qu’importe, on comprendra plus tard, lorsqu’une autre voix se sera exprimée sur le sujet, apportant un autre éclairage, une vision différente, une explication partielle.
C’est un livre où la nature islandaise a une grande place, sauvage et rude, façonnant les caractères et la vie elle-même. La littérature et la poésie y sont aussi très présentes, elles apportent de l’apaisement à une histoire agitée de tourbillons où j’ai parfois eu l’impression de me débattre avec les personnages.

Un gros roman de près de 500 pages qui méritera une deuxième lecture et peut-être davantage pour en saisir toutes les pépites !

Je découvre Jón Kalman Stefánsson avec ce roman mais je n’en resterai certainement pas là !


J’ai reçu ce livre dans le cadre des Matchs de la Rentrée Littéraire 2018 (#MRL18) 
organisé par #Rakuten

C’est Moka du blog Au milieu des livres 
qui a orienté mon choix vers 
#Asta de #JonKalmanStefansson !


Merci à eux et aux éditions Grasset.


samedi 3 novembre 2018

Un si beau diplôme !

Un si beau diplôme ! – Scholastique Mukasonga

Gallimard (2018)
J’ai passé la moitié de ma vie à courir après un diplôme. Ce n’était pourtant pas une thèse de doctorat, de celles qui restent en chantier toute une vie et couronnent une brillante carrière universitaire : non, ce n’était qu’un modeste diplôme d’assistante sociale.
Ce diplôme d’assistante sociale, c’est le point central de ce récit de Scholastique Mukasonga, où elle relate ses efforts pour obtenir ce sésame qui selon son père, la sauvera de la mort promise aux Tutsis et sera pour elle comme un talisman, un passeport pour la vie.

Avec ce livre, elle rend aussi hommage à son père, qui selon elle lui a donné deux fois la vie, en la concevant d’abord, puis en l’obligeant à aller à l’école, alors que petite fille elle voulait rester collée aux basques de sa mère. En l’incitant à s’instruire, à obtenir un diplôme, son père a été un élément moteur dans sa détermination à poursuivre son but, à être autonome, à servir les autres, et c’est ainsi qu’il l’a sauvée de la mort puisque son obstination l’a menée loin du Rwanda.

Et pourtant, le parcours de Scholastique Mukasonga a été semé d’embûches : elle a dû s’exiler au Burundi, loin de ses parents, pour continuer ses études d’assistante sociale, car en tant que Tutsi, elle ne pouvait plus étudier au Rwanda. Mais une fois le précieux diplôme obtenu, elle a vite déchanté : pas de place pour elle dans l’administration Burundaise, malgré son obstination et ses démarches.

Elle réussit à obtenir un poste sur une mission de l’UNICEF, ce qui lui permet, pendant cinq années, de contribuer à améliorer les conditions de vie des mères et des enfants des collines de Gitega. C’est là aussi qu’elle rencontre son mari, un coopérant français. À ses côtés, elle vit ensuite à Djibouti, où elle doit de nouveau constater l’insignifiance de son diplôme et affronter le racisme anti-africain ambiant. Enfin, en 1992, c’est le retour définitif de la famille en France, en Normandie, où elle espère enfin pouvoir exercer son métier. Hélas, bien qu’elle soit naturalisée française, son diplôme du Burundi n’est pas reconnu puisqu’il faut un diplôme d’état pour être assistante sociale en France.

Grâce à son obstination, elle réussit à intégrer l’école d’assistante sociale et obtient enfin le précieux diplôme qui lui donne accès à la profession dont elle a toujours rêvé et qu’elle exerce toujours.

En 1994, trente-sept personnes de sa famille sont exterminées dans le massacre des Tutsis, la population entière de Gitega est décimée.

Page 144
Je traversais ces jours de ce que personne n’osait encore appeler un génocide comme une somnambule. C’était comme si la routine du quotidien se poursuivait en mon absence : comme à l’accoutumée, je faisais le ménage, préparais les repas, m’occupais de mes enfants, semblais m’intéresser aux informations que collectait mon mari. J’assistais aux cours, je répondais mécaniquement aux questions curieuses ou inquiètes que me posaient mes camarades : « Il se passe de drôles de choses chez toi - Oui, comme tu dis, de drôles de choses. » Mais tout cela se faisait sans moi, se déroulait loin de moi, dans un autre monde auquel je n’avais plus part, qui ne me concernait en rien, qui s’éloignait irrémédiablement de moi, qui ne pourrait jamais comprendre ma douleur, contenir mon désespoir.
Les portes de la folie s’ouvraient comme un refuge. À quoi bon ce diplôme !
Vingt ans plus tard, lorsqu’elle assiste à Kigali aux cérémonies de commémoration du génocide, elle laisse enfin ses larmes couler, la laver « de tout ce remord d’être encore là, vivante, m’appuyant sur tous ceux qui étaient là, à mes côtés, qui me soutenaient dans la même douleur pour ne pas s’effondrer… »

Pour autant, n’allez pas croire que ce récit soit triste et pathétique. Non, au contraire, à part ces quelques passages où Scholastique Mukasonga évoque le drame, le reste du récit est enjoué, vivant, il restitue les us et coutumes des lieux qu’elle a traversés, les aberrations des systèmes administratifs, son acharnement à parvenir à ses fins, les souvenirs joyeux de l’enfance et des années d’études malgré les difficultés rencontrées.

Bref, une lecture indispensable et la certitude que Scholastique Mukasonga est une belle personne, au-delà de ses qualités littéraires, puisqu’elle continue à s’intéresser au sort des autres, si j’en crois cet article paru dans Libération en 2017.

À propos de ce livre, les articles de Télérama et de Libération.

À découvrir également, le site de l'auteur et en particulier ce billet où elle explique l'origine de son nom.