mardi 16 février 2021

Souvenirs de l'avenir

 


Souvenirs de l'avenir - Siri Hustvedt 

Actes Sud ( 2019)

Traduit de l'américain par Christine Le Bœuf

Voilà bien des années, j'ai quitté les vastes plaines du Minnesota rural pour l'île de Manhattan, en quête du héros de mon premier roman. À mon arrivée, en août 1978, ce héros était moins un personnage qu'une possibilité rythmique, une créature embryonnaire de mon imagination, que je ressentais comme une série de battements métriques s'accélérant ou ralentissant avec mon pas tandis que je déambulais au hasard des rues de la ville. Je crois que j'espérais me découvrir en lui, démontrer que lui et moi étions dignes de toute histoire qui se présenterait à nous. Je ne cherchais ni le bonheur ni mes aises à New York. Je cherchais l'aventure, et je savais que l'aventurier doit souffrir avant d'arriver chez lui après d'innombrables épreuves sur terre comme sur mer, ou de finir éteint d'un souffle par les dieux. Je ne savais pas alors ce que je sais maintenant : que quand j'écrivais, j'étais écrite, moi aussi. Le livre avait démarré bien avant mon départ des plaines. Les multiples ébauches d'un mystère se trouvaient déjà inscrites dans mon cerveau, ce qui ne signifiait pas que je savais ce qu'il en adviendrait. Nous marchions, mon ébauche de héros et moi, vers un lieu qui n'était guère plus qu'une fiction miroitante : l'avenir.

C'est ainsi que débute ce beau roman de Siri Hustvedt. 

En 2017, alors que Trump vient d'être élu président, la narratrice, S.H., femme d'une soixantaine d'années, se revoit jeune fille de vingt-trois ans, à son arrivée à Manhattan, se donnant une année pour écrire son premier roman, une année de pause dans ses études avant de commencer le cycle de littérature comparée à l'université de Columbia pour lequel elle a obtenu une bourse. 

S.H. est aidée dans ses souvenirs par d'anciens carnets retrouvés dans une caisse, au milieu d'objets divers que sa mère avait mis de côté pour elle lors d'un déménagement. Grâce à ses journaux de l'année 1978-1979, elle confronte les souvenirs de la femme mûre qu'elle est devenue avec ce qu'elle écrivait à l'époque. On découvre ainsi les quelques mois qui ont changé la vie de la jeune fille, les premières expériences d'indépendance loin de la maison familiale, les tentatives d'écriture, la difficile quête du héros et d'une intrigue qui se tienne. 

Le besoin d'aventure qu'exprime l'héroïne va être comblé sans devoir courir au bout du monde ou sur les mers : des cris, des plaintes, des bruits étranges proviennent de l'appartement voisin. Petit à petit, en écoutant les manifestations sonores de sa voisine, la jeune fille comprend qu'un drame s'est produit, qu'elle élucidera au fil des mois, après avoir fait connaissance de la femme, Lucy Brite, lorsque celle-ci la tirera d'une situation qui aurait pu mal tourner. Lucy va d'ailleurs lui faire rencontrer un groupe de personnages étranges et ésotériques, ce qui amène un peu de magie dans le roman. 

Par ailleurs, grâce aux carnets, on découvre les écrits de la jeune S.H., le contenu de son premier roman, et les difficultés qu'elle rencontre dans son écriture, l'aide qu'elle trouve dans l'analyse des intrigues d'un autre S.H., le fameux Sherlock Holmes assisté de son cher Dr Watson.

C'est un roman et pourtant, on pourrait y voir une autobiographie de l'auteur. La narratrice a pour initiales S.H., elle vient du Minnesota, sa famille a des origines norvégiennes, elle a étudié la philosophie et la littérature, elle s'intéresse à l'art, tout dans son parcours rappelle Siri Hustvedt. Mais le mari de S.H. se prénomme Walter et il est physicien, sa fille s'appelle Freya, alors que Siri Hustvedt est mariée avec Paul Auster, un écrivain bien connu et que leur fille s'appelle Sophie. Donc tout n'est pas vrai dans ce livre et quel besoin de dépenser de l'énergie à déterminer ce qui est inventé et ce qui a vraiment existé ? 

On retrouve dans ce roman de nombreux thèmes familiers à Siri Hustvedt, en particulier l'art et la vieillesse.

Côté art, elle évoque la Baronne Elsa von Freytag-Loringhoven, une artiste allemande, égérie du mouvement Dada, impliquée dans la controverse concernant l’œuvre attribuée à Marcel Duchamp, l'Urinoir, qu'il aurait empruntée à la Baronne. Siri Hustvedt trouve dans les écrits de la Baronne, dans ses poèmes, une force de résistance à la bien-pensance, à la banalité.

 La confrontation de la narratrice, femme de soixante ans, avec la jeune fille qu'elle a été et avec sa propre mère qu'elle visite régulièrement dans la résidence où elle est hébergée, lui donne l'occasion de réfléchir au passage du temps sur sa vie de femme. On perçoit qu'elle se sent déjà dans la pente descendante, prise dans une vieillesse inéluctable, à l'heure d'un bilan partiel de son existence. Mais le propos n'est pas triste, ni même résigné, une forme d'énergie est encore là et c'est rassurant.

Comme souvent, avec Siri Hustvedt, c'est un contenu foisonnant qu'elle nous propose dans ce roman. Parfois, il faut un peu s'accrocher pour la suivre mais je trouve que ça vaut la peine de faire un petit effort, il ne faut pas hésiter à relire les passages un peu compliqués, et puis se dire que si on n'a pas tout compris cette fois, et bien, ce sera peut-être lors d'une prochaine relecture !

dimanche 7 février 2021

Wuhan, ville close

Wuhan, ville close – Fang Fang

Éditions Stock (2020) collection la cosmopolite
Traduit du chinois par Frédéric Dalléas et Geneviève Imbot-Bichet 

 
Une femme chinoise, Fang Fang, 65 ans, décide de tenir son journal de confinement. Elle est écrivain, vit seule à Wuhan et veut simplement prendre des notes de son quotidien, pour s’en souvenir plus tard. Ce sont ces notes, sur soixante jours, qui constitue le corps de ce livre. 

C’est un témoignage passionnant sur la pandémie, sur une autre façon que la nôtre de la vivre, dans la ville où tout a commencé. Bien sûr, on y retrouve des éléments familiers, entre autres l’incertitude sur ce qui va se passer, les complications de la vie quotidienne, l’isolement, la crainte pour les proches et les amis, le chagrin à l’annonce des décès, l’utilisation des réseaux sociaux. Mais tout cela se déroule dans un environnement complètement différent du nôtre. Les billets quotidiens de Fang Fang nous font découvrir des aspects de la vie chinoise que nous ne connaissons pas, l’organisation de la solidarité dans les quartiers, les aléas de la publication sur les réseaux sociaux, la censure.

À la lecture, ce journal peut sembler parfois répétitif mais il faut comprendre les conditions dans lesquelles il a été rédigé. Fang Fang raconte comment ses billets sont fréquemment supprimés du média où elle les met en ligne. Parfois, ses amis ont le temps de les transmettre avant leur suppression, mais elle ne sait jamais vraiment quelle audience elle a touchée. C'est pour cette raison qu'elle répète souvent ses préoccupations, en particulier celle de demander des comptes aux experts qui ont fait perdre un temps précieux à la Chine et au monde entier en déclarant pendant les premières semaines de l’épidémie que le coronavirus n’était pas transmissible entre humains. Fang Fang est très véhémente sur le sujet, elle insiste sur la responsabilité des experts et des autorités qui n’ont pas pris les mesures nécessaires pour protéger les personnels médicaux.  Elle s’étonne que les experts fautifs ne s’excusent pas, que les responsables qui ont failli ne démissionnent pas. 

Fang Fang est très avide d’information, elle cherche à être objective, elle réagit à des faits, à des éléments chiffrés confirmés, elle a un sens critique affirmé. Elle exprime souvent une grande confiance envers le gouvernement, ce qui peut surprendre et paraître naïf. Je me suis dit que c’était peut-être pour éviter la censure mais j’ai souvent eu l’impression qu’elle était sincère et que cette confiance était le résultat d’un mode de fonctionnement de l’état complètement différent du nôtre, un système où tout est organisé du sommet vers la base et où il y a peu de place pour l’initiative individuelle.  

Dans les dernières semaines du confinement, les billets de Fang Fang sont violemment critiqués par des contradicteurs issus de l’ultra-gauche nationaliste. Elle démonte vaillamment les attaques, ne se laisse pas intimider et continue son journal jusqu’à la fin du confinement de la ville.

Mi-janvier, sur France-Inter et sur France-Culture, plusieurs émissions ont évoqué la personne de Fang Fang et sa situation. La publication de son livre dans de nombreux pays étrangers a été très mal perçue en Chine, l'écrivaine ne peut plus s'exprimer de vive voix dans son pays ni même à l'étranger, elle n'est plus invitée dans les manifestations littéraires. Raison de plus pour s'intéresser à son travail et à son œuvre. Lorsque j'ai appris que des experts de l'OMS arrivaient à Wuhan pour enquêter sur l'origine de la pandémie, j'ai pensé à Fang Fang et à son insistance pour faire toute la lumière sur l'affaire

Un extrait de son billet du 2 février 2020 (page 58) :

Sous la pluie, les malades qui errent à la recherche d'une place en hôpital ont l'air encore plus misérable. Tout est, malgré tout, relativement ordonné, nous ne manquons pas de grand-chose. Ce n'est pas le purgatoire comme certains l'imaginent. La ville est calme, belle, et majestueuse. Mais que l'un des vôtres tombe malade, et c'est la catastrophe. C'est quand même une maladie contagieuse. Et les ressources hospitalières sont limitées. Les gens savent que même les proches du personnel médical, à moins d'être gravement atteints par le virus, ne peuvent pas être hospitalisés. Nous sommes actuellement dans ce que les experts estiment être la période de flambée épidémique. On s'attend à des informations toujours plus sombres. La vidéo la plus dure que j'ai vue aujourd'hui est celle de cette fille qui pleure à côté d'un fourgon funéraire. Sa mère est morte, le corps est emporté dans la voiture, elle ne pourra pas assister à l'enterrement. Peut-être ne saura-t-elle jamais où se trouvent ses cendres. En Chine où la tradition veut que l'on fasse peu de cas de la vie mais que l'on respecte la mort, c'est probablement la plus grande douleur.