Phébus (2012)
Traduit de l’anglais (américain) par Carine Chichereau
Certaines n’avaient jamais vu la mer mais toutes les Japonaises dont il est question dans ce livre ont traversé l’océan Pacifique pour rejoindre un futur époux, dont elles ne savaient rien à part une photo et quelques lettres. Après trois semaines de traversée dans des conditions difficiles, le mal de mer, la promiscuité, partageant la crainte ou l’espoir qui les animent, elles débarquent à San Francisco et découvrent, pour la plupart, un mari bien différent de ce qu’elles avaient imaginé. La vie qui les attend n’est pas non plus conforme à leur rêve. Pour beaucoup, c’est le dur labeur dans les champs, pour d’autres, les tâches de domestique. Pour toutes, c’est une vie d’exilées, dans un pays dont elles ne connaissent pas la langue, où elles ont du mal à s’intégrer. Puis les années passent, les enfants naissent, la vie s’améliore mais la deuxième guerre mondiale s’annonce. Le Japon est l’ennemi et ceux qui en sont originaires ne sont plus les bienvenus. De nouveau, il faut partir et tout laisser.
Ce livre de Julie Otsuka a eu beaucoup de succès et j’attendais de le lire avec impatience. J’ai beaucoup aimé la façon dont il est écrit, donnant la parole à toutes ces femmes dans un « nous » collectif, qui, à la fois tient le lecteur à distance de chaque femme en particulier , mais aussi lui donne à s’intéresser à tous ces destins si variés, si différents, mais si semblables par leur caractère tragique.
J’ai trouvé très émouvant le chapitre consacré aux enfants. Comme souvent, les enfants d’immigrés peinent à trouver leur place, mais ne sont déjà plus des Japonais, en veulent à leurs parents de les avoir fait naître ce qu’ils sont. C’est un déchirement pour les mères de les voir s’éloigner d’elles, se détacher des coutumes ancestrales, mais c’est aussi un soulagement de les voir mieux intégrés qu’elles ne le seront jamais.
Pages 26-27 :
Sur le bateau nous ne pouvions imaginer qu’en voyant notre mari pour la première fois, nous n’aurions aucune idée de qui il était. Que ces hommes massés aux casquettes en tricot, aux manteaux noirs miteux, qui nous attendaient sur le quai, ne ressemblaient en rien aux beaux jeunes gens des photographies. Que les portraits envoyés dans les enveloppes dataient de vingt ans. Que les lettres qu’ils nous avaient adressées avaient été rédigées par d’autres, des professionnels à la belle écriture dont le métier consistait à raconter des mensonges pour ravir le cœur. Qu’en entendant l’appel de nos noms, depuis le quai, l’une d’entre nous se couvrirait les yeux en se détournant – je veux rentrer chez moi – mais que les autres baisseraient la tête, lisseraient leur kimono et franchiraient la passerelle pour débarquer dans le jour encore tiède. Nous voilà en Amérique, nous dirions-nous, il n’y a pas à s’inquiéter. Et nous aurions tort.
Page 83 :
Un par un les mots anciens que nous leur avions enseignés disparaissaient de leurs têtes. Ils oubliaient le nom des fleurs en japonais. Ils oubliaient le nom des couleurs. Celui du dieu renard, du dieu du tonnerre, celui de la pauvreté, auquel nous ne pouvions échapper.
Une belle lecture, qui tient à la fois du documentaire et du roman, dans un style très particulier et très efficace.
D'autres avis chez Delphine, Lou, Kathel , Malice et chez Babelio.
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