mardi 23 octobre 2018

L'eau qui dort

L’eau qui dort – Hélène Gestern

Éditions arléa (2018)

Benoit Lauzanne est commercial dans une entreprise qui fabrique du papier. Suite à une nouvelle rebuffade de sa femme Sabine, il a fait sa valise et déserté le domicile familial. Machinalement, il a pris la route pour la ville de V. dans le Loir-et-Cher où il a rendez-vous trois jours plus tard avec un client. Ultime rendez-vous car il vient d’être licencié et n’en a encore rien dit à sa femme. 
Au buffet de la gare de V., il aperçoit une femme blonde en laquelle il croit reconnaitre Irina, une jeune peintre Lituanienne avec laquelle il a vécu à Paris lorsqu’il était étudiant, vingt ans auparavant. Un beau matin, Irina a disparu sans laisser de traces et il n’a jamais su ce qu’elle était devenue. 
Alors que son rendez-vous professionnel est annulé, Benoit entreprend de retrouver Irina, il s’installe à l’hôtel d’abord, puis au domaine du Précy-Hingrée, un superbe jardin où il se fait embaucher comme aide-jardinier et où il est logé dans le chalet précédemment occupé par Rebecca, dont elle est partie un jour sans prévenir ses collègues. Benoit, qui s’est fait connaitre sous le prénom de Martin au Précy, n’a rien dit de sa situation et commence à prendre ses marques dans le travail au jardin, lui qui aurait voulu être horticulteur depuis son enfance. Il apprécie le travail au grand air, dans un endroit un peu magique, retiré du monde, comme dans un cocon. Hélas, la découverte d’un sac contenant des lingots dans la maçonnerie d’une fontaine et l’irruption de la police locale vient contrarier la douce ambiance bucolique et introduire la défiance au sein de l’équipe. Martin se rend compte qu’il n’est pas le seul à avoir un secret et que ses nouveaux collègues ne sont pas tous aussi « lisses » qu’ils le paraissent.

Ce sont deux enquêtes qui se déroulent dans ce nouveau livre d’Hélène Gestern, celle que mène Benoit/Martin pour retrouver son amour de jeunesse et celle de la police au sujet de ce sac de lingots qui pourrait être en relation avec la mort d’un journaliste quelques mois plus tôt dans un étang proche, journaliste qui avait été vu au Domaine de Précy-Hingrée. Deux enquêtes que l’on suit avec intérêt, qu’on ne lie absolument pas au début et qui finissent par se rejoindre, d’une certaine façon.

Mais avant cela, les thèmes de ce roman, ce sont la disparition et le rôle de la nature.
Comme Irina vingt ans plus tôt, Benoit a quitté sa femme sans explications, il ne répond pas à ses appels téléphoniques, à ses SMS, même s’il est conscient de la douleur qu’il lui cause puisqu’il a vécu cela aussi dans le passé et même dans le présent puisque la disparition d’Irina est encore une blessure pour lui. À la recherche de son amour disparu, il prend conscience de sa lâcheté, des conséquences de la fuite d’Irina sur l’évolution de son couple avec Sabine des années après, et aussi sur son comportement avec une autre femme qu’il a aimée.
La nature, dont Hélène Gestern décrit très bien le pouvoir protecteur et apaisant, la beauté sauvage et l’esthétisme, n’est pas seulement le refuge où Martin croit trouver une solution à ses angoisses et à sa fuite des responsabilités. Au Précy, on lui pose peu de questions, on se contente de ses réponses évasives, ses collègues sont bienveillants, respectueux de ses mystères. En réalité, chacun a ses secrets, ses failles, d’autres que lui apprécient aussi le lieu pour l’asile qu’il procure et l’oubli trompeur d’un passé qu’il engloutit dans ses bosquets et ses allées.

Extrait page 60-61
J'ai fermé les yeux et respiré profondément. Pour la première fois depuis des années, j'ai eu l'impression que le verrou qui enserrait ma cage thoracique venait de se décadenasser. J'aurais voulu prolonger ce moment, goûter encore la sensation du soleil timide sur ma peau, d'ordinaire confinée aux voitures, aux bureaux ou aux chambres d'hôtel. J'ai subitement eu l'envie irraisonnée de m'allonger sur le sol, de sentir sous mon poids l'élasticité de l'herbe, l'énergie de la terre pénétrer mes os et mes muscles. Car s'il est vrai que nous sommes poussière et que nous y retournerons, nous sommes aussi terriblement désireux d'être vivants, tant que le cœur nous bat encore.

Comme presque toujours, je vis la lecture des romans d’Hélène Gestern comme une échappée bienvenue, son écriture est toujours aussi fluide, imprégnée de sensations et d’images apaisées, comme hors du temps et pourtant si réelles, si représentatives des aléas de l’existence.

C’est l’opération Masse critique de la rentrée chez Babelio qui m’a donné l’occasion de découvrir ce livre. Merci à eux et aux éditions Arléa pour cet envoi gracieux.

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dimanche 14 octobre 2018

La correction

La correction - Élodie Llorca

Rivages (2016)

Prix Stanislav du premier roman (2016)

François, le narrateur a trente-sept ans. Après avoir travaillé huit ans dans une papeterie, il a suivi une formation de correcteur, sur l’incitation de sa mère. Ensuite, il a exercé son nouveau métier en free-lance puis a été embauché à La Revue du Tellière, où il traque depuis trois ans les coquilles dans les articles avant leur parution. La revue est dirigée par Reine, une femme un peu androgyne qui l’attire et lui fait peur à la fois. François est marié avec Marie, ils n’ont pas d’enfant, ils ont eu un chien mais Marie l’a confié à sa mère, prenant seule cette décision. Leur mariage bat de l’aile, ils ne se parlent pratiquement plus, communiquant souvent par Post-It. Aucune animosité entre eux, c’est plutôt de l’ennui, une usure s’est installée. Le décès soudain de la mère de François sept mois auparavant est sans doute pour beaucoup pour expliquer la forme de dépression où il semble s’installer.
 Un matin, à son bureau, il découvre dans un texte qu’il a déjà corrigé de nouvelles coquilles. Comment a-t-il pu les laisser passer ? Ou bien serait-ce Reine qui les auraient introduites dans le document ? Dans quel but ? Toujours très perplexe, il sort dans la rue pour prendre une pause et découvre dans le caniveau un oiseau affaibli mais encore en vie. Sans réfléchir, il le recueille et le ramène chez lui.


Page 45 :
Avec lui dans ma poche, j’éprouvais aussi une excitation nouvelle, celle de l’enfant qui a trouvé un trésor, dont il pourra d’autant plus profiter que lui seul sait qu’il le possède. J’avais découvert un talisman qui m’attendait depuis longtemps.

Lorsque j’ai aperçu ce livre sur un présentoir à la médiathèque, il m’a semblé que j’en avais déjà entendu parler, sans me rappeler précisément où. Un rapide coup d’œil à la quatrième de couverture, le sujet m’a intéressée, je l’ai emprunté.
Moins de 200 pages, il se lit rapidement, il est bien écrit, on plonge assez facilement dans l’univers de François, dans ses interrogations, sans comprendre vraiment les images qu’il convoque, ces oiseaux comme le cincle plongeur ou l’outarde houbara ou encore ce tableau d’Edward Hopper, Nighthawks.

C’est manifestement un homme perdu, indécis, qui a toujours été soumis à la volonté des femmes de son entourage. Sa mère était malade depuis longtemps et le départ de son père, un tailleur de pierres, lorsqu’il eut dix-sept ans, le laissa seul face aux bizarreries maternelles d’abord puis à son décès dans des circonstances violentes qu’on découvre au long du récit. Face à sa femme, là non plus, il n’a pas vraiment eu son mot à dire, c’est elle qui a pris l’initiative et qui continue à le faire. Quant à Reine, même si elle lui inspire une attirance certaine, elle demeure inaccessible, tantôt lointaine et autoritaire, tantôt empathique et bienveillante.

L’histoire commence bien ancrée dans la réalité, lorsque François s’alarme de sa découverte de coquilles dans son texte déjà corrigé et puis, au fur et à mesure de la progression de l’intrigue, l’univers devient plus onirique, on ne sait pas toujours ce qui est vrai et ce qui n’est qu’illusion. Et cet oiseau à l’éclat métallique et aux ailes aiguisées, quel est-il réellement, que symbolise-t-il ?

À la première lecture, j’ai compris certaines choses de l’histoire que voulait nous raconter Élodie Llorca mais je sentais bien que m’échappaient encore des clés, un certain flou persistait malgré la chute qui éclaire un peu le lecteur. J’ai cherché alors sur Internet des avis sur ce livre, des interviews de l’auteur pour tenter de comprendre son but et de découvrir sa source d’inspiration. C’est d’ailleurs ce que je recherche très souvent après la lecture d’une histoire au sujet un peu inhabituel ou mystérieux.

C’est la chronique du blog de Femmes de lettres qui m’a mise sur la voie et m’a permis d’entamer une deuxième lecture sur une nouvelle base, de mieux appréhender le sens de ce roman. L’interview d’Élodie Llorca sur le site de L’Humanité m’en a appris un peu plus sur l’auteur, ou devrais-je dire l’autrice si je suis le conseil de l’auteur du blog Femmes de lettres.

J’ai alors mieux perçu ce qui se cache derrière les corrections détectées par François, comme page/cage, comme celle qu’il découvre à la fin de l’histoire ou par celle que suggère Femmes de lettres. N’oublions pas non plus de revenir au sens premier de la coquille.

En résumé, une belle réussite que ce premier roman d’Élodie Llorca, dramaturge et comédienne, dont sort en cette rentrée d’automne 2018 un nouveau livre Grand Bassin, dont on dit déjà du bien ou pas.

Page 83 :
Je saisis dans ma bannette mes copies de la veille afin de rentrer dans l’ordinateur les corrections que j’avais à y apporter. Cette tâche me prit deux bonnes heures. Je rectifiais un barbarisme, « Il est parti à l’anglaise » au lieu d’« Il a filé à l’anglaise », trahissant peut-être le désir du journaliste d’en finir au plus vite. Également, une pléthore de fautes de grammaire et de conjugaison – tel l’emploi de ce subjonctif abusif : « Malgré qu’il soit fatigué », ou encore cette conjugaison ratée : « J’ai été » au lieu de « Je suis allé » - et, pour finir, je butai sur cette expression malheureuse : « Ceci dit », employée à la place de « Cela dit ».

mercredi 10 octobre 2018

Baba Segi, ses épouses, leurs secrets

Baba Segi, ses épouses, leurs secrets – Lola Shoneyin

Actes Sud (2016)
Traduit de l’anglais (Nigeria) par Isabelle Roy


Bolanle, une jeune nigériane éduquée a décidé de devenir la quatrième épouse de Baba Segi, de vingt ans son ainé, alors qu’elle aurait pu faire une brillante carrière et épouser un jeune homme de son niveau intellectuel. Quelles sont ses raisons ? 

Nous l’apprendrons au fur et à mesure de la lecture de ce roman de Lola Shoneyin, le premier d’une jeune poétesse de Lagos.
 

Lorsqu’elle se marie, Bolanle est pleine d’illusions au sujet du foyer de Baba Segi. Voulant bien faire, elle s’imagine qu’elle pourra instruire les trois autres épouses, qu’elle pourra aider les sept enfants de Baba Segi dans leurs études et n’a jamais envisagé qu’elle ne serait pas la bienvenue dans cette famille où chacun et chacune a déjà sa place bien établie. Certes, Iya Tope, la deuxième épouse est mieux disposée que les deux autres à l’encontre de Bolanle mais elle n’ira pas jusqu’à dévoiler à la jeune mariée le secret qu’elle partage avec Iya Segi et Iya Femi. Ce secret, Bolanle devra le découvrir par elle-même, plongeant à cette occasion la famille entière dans la confusion.

Après la lecture des romans de Chimamanda Ngozi Adichie, j’ai eu envie de découvrir d’autres voix de la littérature nigériane et j’ai commencé mon périple avec ce roman plein d’humour et pourtant très sérieux. En effet, dès le début, on comprend que l’arrivée de Bolanle dans le foyer polygame ne va pas aller de soi et on s’attend à des crêpages de chignons entre les épouses, à un déploiement de vexations et de basses manœuvres pour évincer la nouvelle venue. Mais les prises de parole successives des quatre femmes au cours du récit permettent de comprendre la motivation de chacune, de découvrir ce qui les a menées au côté de Baba Segi, ce que chacune attend de ce mariage, ce qu’elles sont prêtes à faire pour assurer leurs positions. Même si Bolanle est instruite, qu’elle ne n’accorde pas d’importance aux stratagèmes de ses co-épouses, elle aura bien du mal à se préserver, d’autant plus qu’elle peine à produire la protection suprême dans cette société qui exalte la maternité, l’enfant qu’elle n’arrive pas à concevoir.

Une lecture très dépaysante, à la fois distrayante parce qu’on découvre des modes de vie qui sont bien éloignés des nôtres et pleine d’enseignement sur la condition des femmes nigérianes et les freins dans l’acquisition de leur autonomie.

Extrait page 11 :
Donc oui. J’ai choisi cette maison. Pas pour la pension mensuelle, pas pour les tailleurs en dentelle ni pour les bracelets en corail. Ces choses-là n’ont aucune valeur à mes yeux. J’ai choisi cette famille afin de reprendre pied, de guérir dans l’anonymat. Et quand vous choisissez une famille, vous restez auprès d’elle. Vous restez auprès de votre époux même si vos amies le qualifient d’ogre polygame. Vous restez à ses côtés quand votre mère le traite d’orang-outang boulimique. Vous portez un regard différent sur lui et vous voyez une grande âme, bienveillante et généreuse.
D'autres avis chez Cuné, FemmesDeLettres et Le Suricate.