dimanche 19 mai 2024

Qui-vive

Qui-vive – Valérie Zenatti

Éditions de l’Olivier (2024)

Mathilde est professeur d’histoire-géographie dans un collège, elle est mariée et a une fille adolescente. Depuis plusieurs mois, Mathilde vit dans le flou, encore dans le contre-coup de la pandémie liée au coronavirus et de ses confinements successifs. Elle est devenue insomniaque et a perdu le sens du toucher. 

Elle subit aussi les conséquences existentielles d’autres évènements comme les attentats de 2015, la mort en 2016 de Léonard Cohen dont elle était fan, l’élection de Donald Trump, le déclenchement de la guerre en Ukraine, la mort de son grand-père, des évènements qui la concernent directement ou pas mais qui l’ont percutée. 

Elle regarde en boucle une vidéo tournée à l’occasion d’un concert de Leonard Cohen à Jérusalem en 1972 lorsque le chanteur a quitté la scène parce qu’il ne se sentait pas sincère. 

Un beau jour, elle annonce à son mari et à sa fille qu’elle a besoin de partir, de faire le vide. Elle se rend à l’aéroport de Roissy et monte dans le premier avion pour Israël. Commence alors pour Mathilde une errance géographique et historique, dans ce pays qu’elle ne connait pas mais où vit une partie de sa famille. Elle revisite sa propre histoire et celle d’Israël, au travers de rencontres imprévues, de discussions et de découvertes qui vont l’aider à se reconnecter à son présent et à son idole.
 

Difficile pour moi de parler de ce livre, assez court et pourtant très riche en impressions, en émotions et en questionnements. 

Je l’ai lu assez rapidement et j’ai vite compris que j’étais passée à côté de ce que voulait nous dire Valérie Zenatti. J’ai attendu quelques jours et m’y suis replongée. J’ai bien fait, c’est un texte profond, qui nous parle de notre époque et de notre mal-être.  Il montre comment on peut individuellement être affecté par la course du monde, par ce qui se passe près de soi et aussi à des milliers de kilomètres, par des évènements que l’on suit en direct et d’autres qui ont eu lieu il y a longtemps, par une mort qui touche un artiste qu’on admire ou par celle d’un proche.
 

Ce livre est un roman mais j’ai eu l’impression que Valérie Zenatti y mettait aussi beaucoup de ses expériences personnelles. J’ai beaucoup aimé les personnages que l’héroïne rencontre au hasard de ses déplacements, elle les rend très vivants. Ainsi, je me suis demandé si Constance Kahn, metteuse en scène d’un spectacle sur la destruction du Deuxième Temple existait réellement, pour me rendre compte, en cherchant son nom sur Internet, qu’il s’agissait d’un personnage du premier roman pour adultes de Valérie Zenatti, En retard pour la guerre (2006).
 

Pour comprendre la genèse de Qui-vive je conseille la lecture d’un entretien sur Tenoua.org, très intéressant. 

On pourra aussi visionner la vidéo du concert de 1972 de Leonard Cohen dont il est beaucoup question dans le livre, sur Youtube, il s'agit d'un extrait du documentaire Bird on a Wire de Tony Palmer.
Dans ses sources, Valérie Zenatti cite également un documentaire de Donald Brittain et Don Owen intitulé Mesdames et messieurs, M. Leonard Cohen réalisé en 1965, visible sur le site de L’INA, à condition d’être abonné.
 

Un extrait page 61 :

Le décalage entre les évènements et ma capacité à les intégrer devenant un canyon infranchissable, je pensai : la membrane d’interrogations qui m’entoure étouffe chez moi la compréhension et le toucher, peut-être situés dans la même zone du cerveau. Je proposai cette hypothèse à mon médecin, qui la réfuta. Ne vous improvisez pas chercheuse en neurologie, madame Karsenti, faites les examens que je vous ai prescrits, c’est une question de vie ou de mort, je vous le dis franchement. Je ne peux pas vous forcer, vous avez votre libre arbitre mais quand même, soyez un peu responsable de vous-même. Je pris ces derniers mots à la lettre, dans un autre sens que celui où il les entendait. Je visionnai encore les quatre minutes et deux secondes de Leonard Cohen quittant la scène à Jérusalem, et je compris enfin ce qu’elles me disaient. Ici, maintenant, dans mon cours d’eau qui continuait de s’écouler.
Devant des milliers de personnes littéralement à ses pieds, Leonard Cohen osait admettre : je suis peut-être votre roi, mais ce soir je suis nu,
autant ne pas se mentir.

 

Il est écrit sur la quatrième de couverture, « Un roman aux multiples facettes qui confirme de manière éclatante le talent de son auteure ». Et bien, je suis tout à fait d’accord avec cela et j’ai vraiment savouré ce roman ! 

N.B. Comme Sally Rooney, Valérie Zenatti est fâchée avec les marques de ponctuation du dialogue et ça convient très bien à ce roman qui mêle magnifiquement interrogations personnelles et ouverture aux autres.

jeudi 9 mai 2024

Où es-tu, monde admirable

Où es-tu, monde admirable – Sally Rooney

Éditions de l’olivier (2022)
Traduit de l’anglais (irlandais) par Laetitia Devaux

 

Alice, jeune romancière à succès, vient d’emménager dans une maison à l'écart d’un village de la campagne irlandaise. Elle a décidé de se mettre au vert après une grave dépression. Grâce à Tinder, elle entre en contact avec Felix, un natif du coin, qui travaille comme manutentionnaire dans un entrepôt. Leur premier rendez-vous est un échec. Néanmoins, Alice propose à Felix de l’accompagner à Rome où elle doit se rendre quelques jours pour la promotion de son dernier livre.
Eileen, la copine d’Alice depuis l’université, est issue d’une famille rurale, elle vit à Dublin et travaille pour une revue littéraire, où elle exerce un emploi qui ne la passionne pas pour un salaire insuffisant. Elle a vécu trois ans en couple avec Aidan puis ils se sont séparés. Depuis, Eileen n’a pas eu d'engagement sérieux. Elle renoue avec Simon, qu’elle connait depuis l’enfance et avec lequel elle a une relation ambiguë. Simon est un peu plus âgé, il est attaché parlementaire à Dublin et s’investit aussi dans une ONG. Il est très croyant mais ne se sent pas heureux. Il répond toujours présent quand Eileen fait appel à lui.


Le socle du roman, ce sont les échanges d’e-mails fréquents entre Alice et Eileen. Elles parlent de tout et de rien, se racontent leur vie quotidienne, reviennent sur leurs souvenirs, leurs expériences passées heureuses ou malheureuses. Elles discutent aussi de sujets sérieux, le Christianisme, la Beauté, L’Art, la crise écologique, le temps qui passe et l’horloge biologique. Elles sont amies mais ne se ménagent pas. Elles ont aussi beaucoup de difficultés à se rencontrer. Alice invite Eileen à venir la voir à la campagne mais elle s’absente souvent pour des voyages de promotion de ses romans. Eileen se plaint qu’Alice ne l’avertisse pas quand elle passe à Dublin en transit vers Londres ou vers l’Europe. Finalement, un week-end va réunir les quatre protagonistes à la campagne.
 

En relisant le billet que j’avais écrit à propos de Conversations entre amis, le premier roman de Sally Rooney, je me rends compte que je pourrais dire un peu la même chose à propos de Où es-tu, monde admirable. Comme précédemment, mon résumé pourrait laisser croire qu’il s’agit encore d’un roman léger, où deux trentenaires s’épanchent sur leurs amours contrariées. Mais encore une fois, c’est bien autre chose. Certes, les relations amoureuses des deux filles prennent beaucoup de place dans le roman mais c’est loin d’être le sujet principal. C’est plutôt un état des lieux de la vie d’un groupe de jeunes trentenaires qui peinent à trouver leur place, qui sont encore dans l’illusion des rêves de jeunesse mais de plus en plus confrontés à la réalité d’un monde en plein bouleversement. D’ailleurs, les dernières pages du roman se passent en pleine pandémie de Covid-19. Avec ce roman, on est en plein dans la vie.
 

Sally Rooney est toujours fâchée avec les marques de ponctuation des dialogues. C’est un peu surprenant au début, on ne sait pas toujours qui s’exprime mais on s’y fait !  
 

Ce que j’ai aimé dans ce roman, c’est qu’il me projette dans un univers qui n’est pas le mien car mes trente ans sont bien loin ! Mais ça m’intéresse d’avoir un autre point de vue, de partager les interrogations et les difficultés d’une autre classe d’âge que la mienne pour mieux comprendre les jeunes de mon entourage, être sensible à leurs préoccupations.
 

Dans mon billet sur Conversations entre amis, je regrettais que Sally Rooney évoque superficiellement de trop nombreux sujets. Et bien, avec Où es-tu, monde admirable, elle les a un peu plus développés et elle a bien fait. À quand son prochain roman ?

vendredi 3 mai 2024

Le cygne et la chauve-souris

Le cygne et la chauve-souris – Keigo Higashino

Actes Sud (2023)
Traduit du japonais par Sophie Refle

 

Le cadavre d’un homme poignardé a été retrouvé sur la banquette arrière de sa propre voiture garée dans une rue de Tokyo. Il s’agit de Shiraoshi Kensuké, un avocat en droit pénal.
L’inspecteur Godai et son jeune collègue Nakamachi sont chargés de l’enquête qui s’annonce difficile. Mais assez vite, Godai obtient les aveux d’un homme dans la soixantaine, Kuraki Tatsurō.
Celui-ci reconnait avoir tué l’avocat et s’accuse d’un meurtre qu’il a commis dans la province de Nagoya plus de trente années auparavant, crime désormais prescrit.
À l’époque, il n’avait pas été suspecté et un homme arrêté à tort s’était pendu pendant sa garde à vue. Kuraki ne s’était pas dénoncé. Longtemps après, pétri de remords, devenu veuf et à la retraite, il a retrouvé la trace de la veuve et de la fille de l’homme accusé à tort. 

Afin d'échapper à la honte, les dames Asaba se sont installées à Tokyo, où elles ont ouvert un restaurant. Kuraki a pris l'habitude de s'y rendre trois ou quatre fois par an lorsqu'il vient voir son fils Kazuma. Une relation de confiance s’est établie entre Kuraki et les deux femmes. Souhaitant leur léguer une partie de ses biens pour compenser le préjudice qu’il estime leur avoir causé, Kuraki a consulté l’avocat Shiraoshi pour solliciter ses conseils et lui a avoué son crime. Shiraoshi aurait alors tenté de le convaincre de se dénoncer aux deux femmes. Kuraki, qui ne voulait pas mettre en péril la relation qu’il avait construite avec elles, aurait pris peur et, paniqué à l’idée que l’avocat pourrait révéler son secret, l’aurait poignardé.
 

La police de Tokyo peine à vérifier les aveux de Kuraki. Tous les témoins sollicités à son sujet sont unanimes pour s’étonner que cet homme puisse être doublement un assassin. Même les dames Asaba se refusent à lui en vouloir et plaignent son fils d’avoir à subir l’opprobre de la société, comme elles l’ont elles-même vécu. Kazuma ne fait pas exception, il est persuadé que son père ment sur certains éléments, comme Shiraoshi Mirei, la fille de l’avocat qui ne reconnait pas son père dans l’attitude que lui prête Kuraki. Jamais son père n’aurait fait pression sur lui pour le convaincre de dénoncer son crime aux dames Asaba.

Alors que l’affaire est bouclée et que Kuraki attend son jugement en prison, Kazuma et Mirei, chacun de son côté, mènent l’enquête pour tenter de comprendre ce qui s’est passé. Puis, lorsqu’ils se rencontrent par hasard, ils associent leurs efforts pour découvrir la vérité.


Jusqu’à présent j’ai apprécié les romans de Keigo Higashino et celui-ci n’a pas fait exception. L’intrigue est très bien menée et s’articule d’une façon très fluide entre les actions et les interrogations des différents protagonistes. 

Ce que j’aime dans les romans d’Higashino, c’est qu’il s’appesantit peu sur les scènes de crime. Pas de descriptions glauques et sanguinolentes, il s’intéresse surtout au déroulement de l’enquête. Ici, il accorde une grande place aux doutes, ceux des policiers comme ceux des proches du suspect et des victimes, ceux des témoins. La personnalité des protagonistes est analysée finement, l'auteur prend son temps en laissant les enfants du suspect et de la victime prendre le relais des forces de police. 

Ce que j'apprécie également dans mes lectures d'Higashino, c'est une meilleure connaissance de la société japonaise, de ses règles de vie bien différentes des nôtres. C’est une société où l’honneur a une autre signification, où une réserve presque excessive est la norme dans toutes les relations, qu'elles soient proches comme dans le milieu familial, ou plus distante dans le milieu professionnel. Ainsi, la police de Tokyo hésite à interroger celle de la région de Nagoya où a eu lieu le meurtre trente ans plus tôt, craignant de raviver la honte que représentait pour les autorités locales le suicide d’un suspect dans ses locaux. 

En revanche, au Japon comme chez nous, les réseaux sociaux exercent la même violence sur les individus lorsqu’ils sont mis en lumière par l’actualité. Ainsi, Kazuma, lorsque son père est arrêté, est prié par son responsable hiérarchique de se mettre en congé pendant deux semaines car il est en contact avec la clientèle de son entreprise, et l’affaire pourrait nuire à la réputation de celle-ci. Par la suite, lorsqu’il reprend son travail, il est muté à un poste où il n’a plus de contact commercial.


J’avais lu de bonnes critiques de ce roman chez Dasola et Tu l'as lu?? et j'ai bien fait d'avoir suivi leurs avis !

J'ai dans ma Pal un autre roman d'Higashino, Les miracles du bazar Namiya. L'avez-vous lu, qu'en pensez-vous ?

mardi 26 mars 2024

Les Enfants endormis

Les Enfants endormis


Les Enfants endormis – Anthony Passeron

Éditions Globe (2022)  


En réponse à une question banale, Anthony Passeron apprend le prénom du frère de son père, cet oncle Désiré dont on ne parle jamais dans la famille. Pourquoi son père est-il allé le chercher un jour à Amsterdam ? Pourquoi cette évocation le contrarie-t-il à ce point ?


Dans la famille, tous ont fait pareil à propos de Désiré. Mon père et mon grand-père n'en parlaient pas. Ma mère interrompait toujours ses explications trop tôt, avec la même formule : « C'est quand même bien malheureux tout ça. » Ma grand-mère, enfin, éludait tout avec des euphémismes à la con, des histoires de cadavres montés au ciel pour observer les vivants depuis là-haut. Chacun à sa manière a confisqué la vérité. Il ne reste aujourd'hui presque plus rien de cette histoire. Mon père a quitté le village, mes grands-parents sont morts. Même le décor s'effondre.
Alors Anthony s'est décidé à écrire ce livre pour qu'il reste quelque chose de son histoire familiale.  

Pour leur montrer que la vie de Désiré s'était inscrite dans le chaos du monde, un chaos de faits historiques, géographiques et sociaux. Et pour les aider à se défaire de la peine, à sortir de la solitude dans laquelle le chagrin et la honte les avaient plongés.
Ce chaos du monde, c'est l'enfer de la drogue et ses conséquences, c'est à dire le Sida. C'est l'histoire que raconte ce livre, celle d'une famille entrainée par l'un des siens dans la tragédie. Mais pour en rappeler le caractère universel, Anthony Passeron raconte en parallèle l'histoire du Sida, vue de la communauté scientifique et médicale. Pour faire évoluer ses deux récits, il a pris le parti d'en alterner les chapitres et ainsi les deux histoires sont imbriquées, l'une illustrant l'autre. Et ce qui pourrait paraître théorique dans l'une vient aussitôt trouver un aspect très concret dans l'autre.

L'histoire du Sida, nous la connaissons tous, plus ou moins, mais Anthony Passeron la raconte d’une façon très claire, très simple, en rappelant les médecins et les chercheurs qui ont été importants dans les premiers temps et sur le long terme. Grâce à ce récit, on se souvient des noms, ceux qui ont été mis en avant, ceux qui ont été récompensés, ceux qui ne l’ont pas été. On redécouvre les épisodes de l’apparition de la maladie, le travail des équipes françaises et américaines et la compétition qui s'installe, les succès et les échecs, les fausses pistes, les espoirs et le combat toujours d’actualité. Et surtout, on se rappelle les peurs, l’exclusion des malades, les préjugés et la bêtise.

C’est un livre important pour se rappeler ce qu’ont été les années Sida et pour apprécier le chemin parcouru dans la lutte contre la maladie même si on attend toujours un vaccin. La route est encore longue !

J’ai beaucoup apprécié ce livre et l’alternance des deux récits, aussi intéressants et passionnants l’un que l’autre. L’histoire familiale illustre très concrètement un phénomène qui touche l’humanité toute entière et permet d’un ressentir immédiatement les aspects sociologiques et intimes. Une vraie réussite !

 

mercredi 13 mars 2024

La Colère et l'Envie

La Colère et l'Envie - Alice Renard 

Éditions Héloïse d'Ormesson (2023)

Isor est une enfant différente, autiste peut-être, mais le mot n’est jamais prononcé. Elle vit avec ses parents, qui, après de nombreuses errances médicales et scolaires, ont décidé de la garder à la maison et se sont progressivement isolés de tout le reste. Ils ont encore leurs activités professionnelles mais ont adapté leurs horaires pour se relayer auprès de l’enfant. Un jour, alors qu’il y a des travaux chez eux, ils confient la fillette de 13 ans à un voisin, un homme âgé, qui vit seul. Il a été photographe, il adore la musique. Entre lui et l’enfant se noue une relation de confiance et d’amour. Isor passe alors ses journées chez Lucien et s’ouvre petit à petit à la vie. Jusqu’à ce qu’un évènement vienne rompre les habitudes et pousse Isor vers le monde, vers le passé de Lucien.
 

J’ai beaucoup aimé ce livre, construit en trois parties. 

Dans la première, le père et la mère s’expriment tour à tour et racontent leur vie avec Isor, le bouleversement qu’a amené l’arrivée de cette enfant pas comme les autres chez eux. Les deux parents sont très différents et chacun survit à sa façon. La mère est aimante, surprotectrice, centrée sur son enfant. Le père ne comprend pas sa fille, lui en veut, elle lui fait peur. 

Dans la deuxième partie, c’est Lucien qui raconte sa découverte d’Isor, son irruption chez lui et le progressif apprivoisement qui s’établit entre eux. On perçoit que Lucien a vécu un drame et que la présence d’Isor vient combler un manque. 

Dans la troisième partie, Isor a disparu, Lucien est à l’hôpital. Commence alors le récit d’une libération et d’un envol, au travers des réactions des parents et des nouvelles qu'ils reçoivent de leur fille. Même si l’épopée d’Isor est peu crédible, je l’ai perçue comme un conte, comme le récit d’une aventure initiatique dans laquelle elle s’embarque, comme pour se substituer à Lucien qui n’en a plus les moyens.
 

C’est un premier roman, Alice Renard est toute jeune, née en 2002, elle étudie la littérature médiévale à la Sorbonne. Donc rien à voir avec le sujet de ce livre ! Mais quel talent pour créer un univers, varier les styles, donner la voix à ses personnages et en particulier à Isor. Une histoire très forte et très maitrisée.
 

J’ai découvert ce livre car il fait partie de la sélection du prix Libraires en Seine 2024 et cette année, pour la première fois, j’ai décidé de lire toute la sélection, en alternant les achats et les emprunts en bibliothèque. Ce qui m’y a incitée, c’est que j’ai déjà lu un des titres proposés, Eden, que j’avais aussi beaucoup aimé. J'ai depuis lu un des autres livres en lice et il est très bien aussi. Le choix va être difficile !

 

dimanche 14 janvier 2024

Le livre de Rose


Le livre de Rose – Emmanuelle Favier


Éditions Les Pérégrines (2023)
 

La Rose du titre, c’est Rose Valland, attachée de conservation au musée du Jeu de Paume, qui, durant la guerre, s’acharna au péril de sa vie à noter les spoliations d’œuvres d’art perpétrées par les nazis, afin de les communiquer à la Résistance. Par la suite, elle eut un rôle fondamental dans la localisation et la récupération de ces œuvres.
 

 

 

 

Ce roman original se présente comme le journal tenu en 2023 par une femme dans la quarantaine, qui vit en couple avec un certain E. Elle a réalisé quelques documentaires, traverse une période de doutes et éprouve des difficultés à démarrer un nouveau projet. Relancée à plusieurs reprises par son éditrice pour proposer un sujet de film, elle répond sans y réfléchir le nom de Rose Valland, influencée par les conseils de sa mère qui vient de lire un roman consacré à cette héroïne. Elle commence alors des recherches sur cette femme dont elle ne connaît pas grand chose. Dans un premier temps, elle est peu passionnée par son sujet. Il faut dire qu’elle est confrontée, dans sa vie privée, à un dilemme car son compagnon lui a fait part de son désir d’avoir un enfant, alors qu’ils avaient clairement établi au début de leur relation qu’ils n’en auraient pas. Son journal progresse donc entre ces deux axes, son intérêt pour Rose Valland s’accroissant au fur et à mesure de ses découvertes sur la vie hors du commun de son sujet.
 

Ce livre m’a été offert par quelqu’un qui avait lu un roman, Le temps des faussaires, dans lequel apparaissait la figure de Rose Valland et qui l’avait marqué. J’ai été, dans un premier temps, assez déçue de ma lecture car au début, il y est plus question des états d’âme de la narratrice, de son désœuvrement et de ses interrogations que de la vie de Rose Valland. Puis, lorsqu’elle commence ses recherches dans les archives et qu’elle découvre petit à petit le caractère extraordinaire de cette femme et l’importance fondamentale de son action, la narration devient prenante et vraiment intéressante. 

Au-delà de Rose Valland, le récit met en lumière les trafics d’œuvres orchestrés par les nazis, le combat de la résistance pour les contrer et le travail de fourmi qui a été nécessaire par la suite pour la récupération. Il y a également un point commun entre le passé et le présent qui relie la motivation de Rose, son attachement à la transmission de l’Art aux générations futures, à la préoccupation du compagnon de la narratrice qui prend conscience avec l’âge qu’il ne va rien transmettre de son existence. 

En cherchant des informations sur Emmanuelle Favier que je lis pour la première fois, j’ai appris qu’elle s’était déjà intéressée à Rose Valland dans son roman La part des cendres. Voilà pour moi une prochaine idée de lecture !
 

En septembre 2023, Emmanuelle Favier était interviewée sur RFI à propos de son livre. À écouter ici

samedi 9 décembre 2023

Éden


Éden – Auður Ava Ólafsdóttir

Éditions Zulma (2023)
Traduit de l’islandais par Éric Boury

 

Alba est islandaise, linguiste, professeur à l’université et relectrice-correctrice pour une maison d’édition de romans policiers de Reykjavík. Elle se rend très souvent dans des endroits retirés partout dans le monde pour assister à des colloques consacrés aux langues menacées de disparition et elle prend un jour conscience de l’impact de ses nombreux voyages en avion sur l’environnement. Grâce à son père et à un ami de celui-ci, Hlynur - prénom qui signifie érable en islandais - qui tous deux s’intéressent aux arbres, elle est sensibilisée au reboisement du pays. Elle réalise alors que pour compenser ses seize vols de l’année précédente, elle devrait planter cinq mille six cents arbres. Elle décide alors d’acquérir un terrain de vingt-deux hectares en pleine nature et d’y planter des arbres. La propriété, qui comprend une bâtisse à rénover, a appartenu à une célèbre autrice de romans policiers, Sara Z,  dont Alba a relu les épreuves avant parution quelques années auparavant. Au fur et à mesure de son installation sur place, la vie d’Alba va changer du tout au tout.
 

C’est un livre curieux, que j’ai beaucoup aimé, plus encore que les deux précédents livres d’Auður Ava Ólafsdóttir déjà lus, Rosa Candida et Miss Islande, que j’avais appréciés. Peut-être que celui-ci m’a captivée parce qu’il est question d’une femme qui abandonne progressivement sa vie de citadine pour se créer son propre univers à la campagne et que c'est un sujet qui me parle. Sa reconnexion avec la nature lui ouvre de nouvelles perspectives et semblent la dégager d'un carcan qui la bloquait. 

J’ai aussi aimé la façon dont les pensées d’Alba se baladent d’un mot à l’autre, créant des digressions linguistiques et imagées qui font rêver et voyager. Comme dans l’extrait ci-après, qui suit une évocation de sa mère, Stella Bjarkan, une actrice qui a interprété le rôle de Lady Macbeth, et dont le nom de Bjarkan est dérivé de björk, birki – bouleau.

Hier soir, je me suis documentée sur les bouleaux, betula pubescens en latin. L’adjectif pubescens signifie duveteux ou à feuilles pelucheuses, ce qui explique que dans beaucoup d’autres langues, le bouleau se nomme arbre velu, hairy birch en anglais et dunbjørk en norvégien. Il va pour ainsi dire de soi que les Féroïens parlent de birki comme les Islandais. Le terme birki ne trouve d’ailleurs pas son origine dans les langues de notre famille, mais dans le sanskrit bhurja qui signifie l’arbre clair ou lumineux en raison de son écorce d’un blanc crayeux. Lorsque je me plonge dans l’étymologie, je ne vois plus le temps passer et, à une heure avancée de la nuit, je suis tombée sur un document expliquant que le latin betula avait la même racine que le terme celte bete qui donne en irlandais médiéval beithe et, comme la fatigue commençait à se faire sentir, tout cela se mélangeait dans ma tête, betha et beithe, le latin, le gaélique médiéval et le sanskrit, ma mère, la vie, la lumière et le bouleau, la femme qui m’a donné naissance et les rôles qu’elle a endossés. Quand j’ai enfin éteint l’ordinateur pour aller me coucher, j’ai pensé que ce serait plutôt cocasse si Macbeth était en effet Fils de Bouleau, fils de Birki, et si Stella Bjarkan jouant Lady Macbeth devenait par là Lady Birkisson. (Page 41).


De même, son exploration des environs l’entraîne à la fois à l’évocation de la dure vie des éleveurs locaux et à l’analyse de sa langue. L’extrait ci-dessous se poursuit d’ailleurs par la liste des déclinaisons des mots rivière (á ) et brebis (ær).

Remontée en voiture, je pense à une rivière qui déborde, ce qui me conduit droit à landbrot, érosion, puis à vatnavextir, inondation, et aux adjectifs gruggugur et kolmórauður qui décrivent une chose boueuse et sombre, puis je pense à umflotinn, entouré d’eau, et à sjatna qui signifie se retirer en parlant de l’eau, j’attends tranquillement que le liquide s’évacue de mon cerveau de linguiste, je pense au mot innlyksa, coincé, je pense à une route affaissée sur une centaine de mètres, je pense à des coupures d’électricité, à des vaches aux mamelles gonflées, à des fermiers forcés de jeter leur lait parce que le camion n’arrive pas jusqu’à leur ferme, je pense à des poèmes sur les rivières, sur les ruisseaux qui babillent et je pense qu’en secret la rivière ravine, pierre après pierre, galet après galet, sous mes pieds, jusqu’au moment crucial, je pense à Ella Fitzgerald chantant Cry Me A River et voici brusquement que la déclinaison du mot á, rivière, me vient au bout des lèvres – nominatif, accusatif, datif, génitif, singulier et pluriel –, je me dis que les destins de l’eau des glaciers et des brebis sont liés à travers l’une des formes les plus courtes de la langue islandaise, á, et que dans sa déclinaison se cache le temps lui-même, se cache le mot ár qui signifie année. (Page 46).
Ce qui m’a plus aussi dans cette histoire, c’est la façon dont l’autrice nous fait découvrir petit à petit la vie passée de son personnage, jamais directement mais toujours par des éléments que fournissent d’autres personnes autour d’elle, comme son père et surtout sa demi-sœur, ou encore son éditrice, comme par exemple l’insistance avec laquelle celle-ci lui demande de lire avant parution le livre de poèmes d’un de ses anciens étudiants. Au début, on ne comprend pas trop où l’autrice nous emmène puis on devine, par des détails apparemment insignifiants laissés ici et là, un épisode passé de la vie d’Alba dont elle-même ne parle pas mais qui justifie sans doute son changement de vie. 

Il y a aussi l’ouverture aux autres qui s’installe petit à petit dans l’existence d’Alba. Ainsi, lorsqu’elle côtoie son voisin ou bien les habitants et commerçants du village, elle est toujours surprise de constater qu’ils s’intéressent à elle, que les informations la concernant circulent, mais toujours à bon escient, que ses capacités sont sollicitées dans un but solidaire. Son implication au côté d’un migrant adolescent va donner un nouveau sens à sa vie et à celle de ses proches.

Je prépare des lasagnes pour un adolescent qui a erré de par le monde et qui a appris le mot stinningskaldi – vent glacial – bien qu’il ne lui soit d’aucune utilité pour affronter les bourrasques pendant ses allées et venues. Pas plus qu’il n’a besoin de savoir qu’il existe plus de cent termes pour désigner le vent en fonction de sa direction, de son degré d’humidité, des frimas ou de la douceur qu’il apporte. (Page 86).
Vous l’aurez compris, je recommande fortement la lecture d’Éden d’Auður Ava Ólafsdóttir, l’air de rien ce livre est un petit bijou.

N.B. Mention spéciale à Éric Boury, le traducteur de ce texte, pour en avoir si bien fait ressortir les aspects linguistiques.