jeudi 26 août 2021

Âme brisée


Âme brisée – Akira Mizubayashi

Gallimard (2019)
Lu dans l’édition Folio n°6941

Tokyo, 1938. Un dimanche après-midi, Rei, un garçon de onze ans accompagne son père au Centre culturel municipal. Celui-ci, Yu, violoniste, y retrouve trois jeunes amis chinois pour répéter l’œuvre à laquelle ils travaillent, le quatuor à cordes Rosamunde de Schubert. Rei occupe le temps en lisant son livre préféré. Mais la répétition est interrompue par un groupe de soldats, Yu n’a eu que le temps de cacher son fils dans une armoire et de lui recommander de ne pas en sortir. En ces temps de guerre sino-japonaise, il ne fait pas bon pour un japonais d’entretenir des relations d’amitié avec des chinois. Le caporal qui dirige les soldats brutalise Yu et brise son violon. Un lieutenant intervient par la suite et semble plus sensible à la beauté de la musique mais il ne peut rien faire pour empêcher l’arrestation des musiciens. Il se contente de rendre le violon endommagé à Rei, dont il a découvert la présence mais qu’il cache à son supérieur.

Soixante-cinq ans plus tard, Rei est un vieil homme, il s’appelle Jacques Maillard car il a été adopté par un ami français de son père. Il vit en France, exerce le métier de luthier et a consacré une bonne partie de son existence à restaurer le violon de son père. Lorsque sa femme, Hélène, archetière réputée, lui annonce qu’une jeune violoniste japonaise, Midori Yamazaki, vient de remporter un prix important, Jacques est loin de s’imaginer que la rencontre avec la jeune virtuose va bouleverser sa vie et lui permettre de retisser un lien avec son passé.

L’âme brisée, c’est à la fois celle du violon de Yu et celle du jeune garçon qui a assisté à l’arrestation de son père sans pouvoir rien faire. Rei s’est retrouvé en un instant complètement seul au monde. Il n’a plus jamais revu son père, n’a pas su ce qu’il était devenu. Même s’il a été traité comme un fils par le couple qui l’a adopté, il a gardé au fond de son cœur une blessure qui ne s’est pas refermée, même si son amour du violon et de la musique lui a donné une raison de vivre.

C’est une histoire très émouvante, bercée par la musique de Bach, en particulier deux œuvres que Yu, le père de Rei, avait joué ce dernier dimanche à Tokyo, le quatuor Rosamunde de Schubert et la Chaconne de la Partita n°3 de Bach.

J’ai beaucoup aimé la partie du roman où Jacques évoque ses années d’études et ses efforts pour acquérir une technique suffisante pour être capable de restaurer le violon de son père. L’instrument n’est plus seulement un objet, il devient presque un personnage à part entière, associé pour Rei au père qu’il a perdu et porteur de la tradition de lutherie, héritée de Mirecourt et de Crémone.

J’ai été moins sensible aux recherches de Jacques pour retrouver les traces du lieutenant. L’histoire est belle mais un peu attendue, comme une image d’Épinal.

Néanmoins, c’est un roman très agréable à lire, délicat et poétique, à prolonger par l’écoute des deux morceaux de musique qui le bercent et le rythment, et, pourquoi pas, par la lecture d'un livre de Yoshino Gensaburô, dont le titre français est Et vous, comment vivrez-vous ?. C'est ce livre que Rei lisait lorsque son père fut arrêté, c'est ce livre qui l'a accompagné sa vie durant et qui prend une place toute particulière dans l'histoire qui nous est racontée. Ce livre, un classique au Japon, vient d'être réédité en février 2021 chez Philippe Picquier.
 
Merci à Christine pour le prêt !


dimanche 15 août 2021

L'affaire Pavel Stein

L’affaire Pavel Stein – Gérald Tenenbaum

Cohen&Cohen (2021)
 

Quelques mois avant le passage à l’an 2000.
Paula Goldmann, jeune journaliste responsable de la rubrique cinéma-théâtre sur J-Médias, une chaîne thématique diffusée sur le web et sur les ondes hertziennes, se rend à la projection du dernier film de Pavel Stein,
Les Cent Vingt jours de Sodome. L’homme est écrivain, auteur de pièces de théâtre, cinéaste. Ses films parlent de la mémoire, de l’absence de ceux qui ont été exterminés pendant la deuxième guerre mondiale et il a construit son œuvre autour du vide, du manque.
Même si Paula est touchée par le film de Stein, elle est agacée par le comportement de l’homme et ne peut s’empêcher de l’attaquer verbalement par une question provocatrice. Énervée par la réplique du cinéaste, elle quitte les lieux puis ne le ménage pas dans son article. Quelques mois plus tard, elle reprend contact avec lui pour une interview. De façon inattendue, une relation amoureuse commence entre ces deux solitaires. Lorsque Pavel part au Tibet dans un monastère pour ce que Paula imagine être une retraite temporaire, un séjour pour se ressourcer, et qu’elle le rejoint pour quelques jours à son invitation, elle n’imagine pas qu’il s’agit de leur dernière rencontre. Vingt ans plus tard, elle se souvient et déroule le fil de la mémoire pour tenter de comprendre ce qui s’est passé à Lhassa.

 
Avec ce résumé, je présente une vision très partielle de ce roman.
Oui, c’est une histoire d’amour, tragique puisqu’interrompue, mais toujours présente dans l’esprit de Paula et on comprend pourquoi dans les dernières pages. Pavel Stein est malade, il s’est trouvé à Lhassa au moment où la Chine a envahi le Tibet. Il a écrit des messages à Paula pour lui raconter l’évolution de la situation mais ne les a pas envoyés. C’est un ami commun qui les ramène à Paula, alors que Pavel a disparu et que personne ne sait où il est.

Mais ce n'est pas que cela, le roman développe aussi les thèmes favoris de son personnage masculin : l’absence, le vide. Dans leurs vies personnelles, aussi bien Paula que Pavel en ont été les victimes et leur rencontre va aussi s’appuyer, de façon paradoxale, sur le vide et l’absence.
Finalement, en lisant ce livre, j’ai eu l’impression d’un tourbillon qui ramènerait sans cesse les mêmes évènements, sous des formes différentes. Ainsi, les deux héros trouvent dans le cours de leur existence l’occasion de réfléchir à ce qu’ont vécu ceux qui les ont précédés et qui ont été emportés dans la tourmente de la Shoah, même si Pavel refuse absolument ce terme pour évoquer l’extermination des Juifs. C’est par exemple ce qui se produit lorsque Pavel assiste dans son monastère à l’invasion de l’armée chinoise. Le dilemme des tibétains de Lhassa face aux assaillants et leurs choix lui évoquent la destinée des juifs du ghetto de Varsovie. C’est un passage très poignant du livre. 


 J’ai été surprise au début de ma lecture par la narration à la première personne. En effet, c’est Paula qui s’exprime, une jeune femme qui évoque des sujets très intimes. Comment un auteur masculin allait-il s’en sortir ? Mais finalement, très vite, j’ai oublié mes premières réticences et je me suis laissée porter par la narration et ses allées et venues dans le temps, au fil des souvenirs de Paula.


Je n’oublie pas que Gérald Tenenbaum est un mathématicien reconnu, il joue avec la présence des nombres au cours de son récit. Dans un premier temps, je me suis agacée de certaines phrases et puis j’ai finalement compris que l’histoire s’appuyait sur la succession des nombres premiers, en ordre décroissant à partir de 101. Je me suis alors amusée à les retrouver dans le texte, en savourant l’habileté de l’auteur à les placer dans le déroulement de l’intrigue, sans nuire à sa cohérence et à son sérieux. 


Bref, un roman que l’on doit lire et relire pour percevoir la richesse des niveaux de l’intrigue, au fil des différents récits qui s’entremêlent.


Merci aux éditions Cohen&Cohen et à Gérald Tenenbaum qui m’ont donné l’occasion de découvrir ce roman avant sa sortie en librairie prévue le 26 août.

L'avis de Cassiopée.
 

dimanche 1 août 2021

Brest-Vladivostok Journal d'un enthousiaste

Brest-Vladivostok Journal d’un enthousiaste – Philippe Fenwick

Éditions des Équateurs (2021)

Juillet 2008 à Avignon : Philippe Fenwick annonce son nouveau projet : Brest-Vladivostok, la plus grande tournée de théâtre itinérant jamais réalisée. Relier les deux villes, la plus grande distance terrestre, en jouant un spectacle dans les villes-étapes.
Les mois passent, il parle souvent du projet mais rien n’avance. Pourtant, il serait intéressant de profiter de l’année culturelle France-Russie en 2010 pour lancer la tournée.
Automne 2009, il commence à travailler sérieusement, crée une structure adaptée, embauche des collaborateurs, monte un dossier auprès du ministère, voit des gens influents, obtient enfin le soutien espéré. Il serait temps de trouver une histoire.
Un article du Télégramme, le quotidien brestois, lui offre un sujet en or : la disparition inexpliquée d’une gloire locale, Jacques Mercier. Le chanteur qui anima pendant vingt ans les nuits des cabarets de Recouvrance s’est comme évaporé d’un jour à l’autre. Personne ne l’a revu depuis janvier 1983, même ses plus proches voisines n’ont aucune idée de ce qu’il est devenu. Mais grâce à elles, Madame Schuller et sa fille Margot, Fenwick va découvrir qui était Jacques Mercier et les raisons pour lesquelles il est le héros idéal de son futur spectacle.

 

Philippe Fenwick est vraiment auteur, acteur et metteur en scène de théâtre, c’est un spécialiste du spectacle itinérant. Il a réellement joué sa pièce Atavisme jusqu’à Vladivostok. Mais comme le précise la quatrième de couverture : Tout est vrai, tout est faux dans ce conte picaresque. Et c’est ce qui fait tout le charme de cette aventure, qui promène le lecteur dans les méandres des administrations culturelles, au côté d’un auteur qui ne se prend pas au sérieux. Philippe Fenwick ne se prive pas de dénoncer l’absurdité et l’ironie de situations qu’il a probablement vécues, sur ce projet ou sur d’autres.
 

Je suis ressortie de cette lecture enchantée par sa verve, son humour et son imagination. Moi aussi, j’ai rêvé d’un voyage Brest-Vladivostok dans le Transsibérien, je m’y voyais presque !
 

Extrait page 40 :

10 novembre 2009
Anna trouve la tournée trop grande : trop de pays, trop de villes, trop d’artistes, trop de tout. Je ne veux pas l’entendre, car mes envois commencent à trouver un écho. Je rencontre la semaine prochaine une personne très influente : une retraitée du ministère de la Culture qui connait un Monsieur anciennement haut placé qui pourrait nous aider à obtenir un rendez-vous – via la chargée de communication de la Maison de la culture d’Amiens – avec la secrétaire générale par intérim de la scène nationale de Forbach. C’est déjà un bon début, la Moselle est sur la route de l’Extrême-Orient.

J’ai choisi ce livre dans la sélection Babelio pour une des récentes opérations Masse critique. Merci à eux et aux éditions des Équateurs cet envoi gracieux.