samedi 30 juin 2018

Fief

Fief – David Lopez

Seuil (2017)
Des feuilles du shit une clope, c’est ce qu’il pose sur la table basse. On dirait un ours un peu, Miskine. Sa nonchalance lui donne une allure pataude. Il pue l’indolence, même s’asseoir on dirait qu’il fait un effort et que ça le fait chier. Ixe, le teuchi que tu m’as fait la dernière fois il tabasse de ouf, j’te jure, gros, celui-là, j’le fume à midi ma journée elle est finie, j’m’endors à 14 heures j’me réveille à 20 heures, ah ouais, j’te jure. Il parle fort. Il parle fort et puis il s’arrête. Il se tourne vers moi avec un air dépité. Il me dit Jonas, t’as perdu ? et je réponds wesh, tu m’avais déjà vu avec une gueule pareille, en montrant mon œil gauche. Il dit non, je dis bah voilà. Tu devrais mettre de la glace, dit Sucré, et Ixe dit que Sucré a raison, et Poto dit ouais c’est clair, et je leur dis venez on joue aux cartes. (pages 14-15)
Jonas vit dans une petite ville, ni la banlieue ni la campagne. Il ne travaille pas, il boxe en amateur, il passe ses journées à fumer des joints avec ses copains désœuvrés comme lui, ils jouent aux cartes, parfois ils jardinent chez celui qui vit dans une maison. Ce ne sont pas des mauvais gars, pas vraiment de la racaille même si certains fréquentent des gars pas très nets, mais ils sentent bien qu’ils ne sont pas les bienvenus lorsqu’ils décident de sortir en ville, dans les bars du centre ou dans la boîte du coin. Et puis, avec les filles, c’est pas ça non plus, ils parlent trop fort, ils n’ont pas de projets, pas de conversation, on pourrait dire qu’ils ne sont pas sortables.

J’étais passée complètement à côté de ce livre lors de la rentrée littéraire de septembre et je l’ai découvert il y a quelques semaines lorsqu’il a obtenu le prix Livre Inter 2018. Coup de chance, le jour suivant, il était en tête de gondole à la médiathèque, je n’ai pas hésité, même si ça se bousculait déjà sur ma table de nuit !

À la lecture des premières pages, je me suis demandé si j’allais continuer, ce style oral un peu déconcertant, et surtout cet univers de jeunes gars qui passent leurs journées à taper le carton, le joint au bec. J’ai l’impression de lire du rap ! Et puis dans le deuxième chapitre, le décor change, on est dans une salle de boxe, on retrouve certains copains comme Sucré, on découvre d’autres personnages comme monsieur Pierrot, le coach vieillissant et on accompagne Jonas dans ses préparatifs avant l’entrainement.

Je ne suis pas fan de boxe mais j’ai été assez vite captivée par le style, plus descriptif mais toujours très oral, peu respectueux de la ponctuation mais qu’importe. Assez vite, on se laisse emporter par le ballet des boxeurs, par les mouvements qui s’enchainent et le style qui se fluidifie, devient plus littéraire.
On commence par les bras, on envoie des directs en trottinant, on fait tourner les épaules. Il y a des miroirs partout, je m’en sers pour regarder derrière moi et vérifier que chacun suit mes directives. Il est narcissique le boxeur. Il passe des heures à boxer devant la glace, à se scruter à la recherche de la bonne gestuelle, celle qui ne laisse aucune ouverture, qui permet d’aller toucher sa cible. Et à mesure qu’il la trouve cette gestuelle il y prend goût, les courbes que dessine un crochet gauche, suivi d’un uppercut, il admire l’expression que ça donne au corps, cette puissance que ça dégage, la beauté de cette violence déployée, fluide, le mouvement rendu parfait, perpétuellement répété. Et il se regarde, il se voit atteindre cette osmose entre la tranquillité de l’esprit et la violence du corps. C’est ainsi qu’il arrive à dissocier la haine de la volonté de faire mal. Ainsi qu’il accepte la douleur. Ainsi la défaite. (pages 24-25)
Constitué d’une succession de chapitres qui installent l’univers de Jonas, le narrateur, c’est un roman coup de poing, où on est parfois sonné comme un boxeur défait, d’autres fois on s’ennuie aux côtés des fumeurs ou alors on rigole avec eux, tant leurs joutes orales sont retranscrites avec naturel. On s’interroge aussi sur le rôle de Jonas dans sa relation avec Wanda, le seul personnage féminin de ce livre. Comme dans tous les évènements de sa vie, il est passif dans leurs échanges, se comportant comme une sorte d’objet sexuel sans désir, se contemplant de l’extérieur plutôt que s’impliquant réellement dans ce qui lui arrive.

Il s’agit d’un premier roman, très prometteur et qui vaut le détour, passé les premiers doutes. En ce qui me concerne, j’ai beaucoup aimé le chapitre intitulé Tipi, qui voit le narrateur et son pote Sucré se promener en pleine forêt et y faire un feu. La minutie de la description m’a enchantée. À lire sans hésitation.


Pour en savoir plus : 

L'avis d'un libraire, Charybde et une interview de David Lopez.

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