L’ombre de nos nuits – Gaëlle Josse
Éditions Noir sur Blanc (2016)Trois voix s’élèvent dans ce roman : celle de Georges de La Tour, peintre du XVIIème siècle, celle de Laurent, son apprenti, un garçon que le Maître a recueilli alors qu’il errait, orphelin, après avoir vu toute sa famille décimée par la peste et puis, bien plus proche de nous dans le temps, une jeune femme qui, pour occuper quelques heures entre deux trains, visite le musée des Beaux-Arts de Rouen et s’arrête devant un tableau de Georges de La Tour, fascinée par le visage de la femme qui soigne un homme blessé par des flèches. Ce tableau, c’est Saint Sébastien soigné par Irène (dit « à la lanterne »), et c’est lui que l’on peut voir en partie sur la couverture de ce roman.
En ce début d’année 1639, à Lunéville, Georges de La Tour commence à travailler sur un nouveau tableau qu’il destine au roi de France. Il a réfléchi à son sujet et a décidé de prendre sa fille, Claude, comme modèle d’Irène soignant Saint Sébastien, cette femme éclairée par une lumière douce dans une attitude tendre et appliquée. Il charge Étienne, son fils, et Laurent, son apprenti, de préparer les pigments qu’il va utiliser. Laurent est secrètement amoureux de Claude et les séances de pose sont pour lui une occasion d’observer la jeune fille, d’apprécier sa beauté et les efforts qu’elle fait pour répondre aux attentes de son père, même s’il sait qu’elle en aime un autre que lui. Lorsque le tableau sera terminé, Étienne et Laurent accompagneront le Maître dans leur périlleux voyage vers Paris afin de présenter le tableau au monarque.
La narratrice, quant à elle, retrouve dans l’attitude de la jeune femme du tableau, aimante et attentionnée celle qu’elle a été auprès d’un homme quelques années auparavant. Un amour qui n’est plus mais qu’elle regrette encore. Face au tableau, elle se rappelle ce qu’elle a vécu dans cette relation, ses espoirs et ses frustrations face à un homme égoïste et blessant.
J’ai été moins sensible au récit contemporain qu’à celui du peintre et de son assistant. Le récit de la jeune femme est touchant mais j’ai eu un peu de mal à le relier au tableau. Ce que j’ai aimé le plus dans ce roman, c’est de pouvoir accompagner la création de l’œuvre grâce aux réflexions du Maître, son inspiration, ses ambitions. J’ai été émue par le talent d’observation de Laurent, l’assistant, sa sensibilité, la conscience qu’il a de sa position et ses projets toujours au service de la peinture.
C’est un livre délicat, écrit dans une langue subtile et j’y ai retrouvé le plaisir éprouvé lors de la lecture des précédents romans de Gaëlle Josse. Encore une fois, l’impression de faire une pause hors du temps, de se concentrer sur des sensations, des couleurs, de ressentir la magie de l’écriture.
Page 14-15 :
Terre de Sienne, ocre, blanc, carmin, vermillon. La terre et le feu. Et la présence invisible de l’air qui fait vivre la flamme. Je n’ai pas besoin de plus sur ma palette.
Dès demain, je demanderai à Étienne et à Laurent de commencer à préparer les pigments. Étienne est assez habile à cela. Doser, broyer, mélanger. C’est un garçon capable lorsqu’il s’en donne la peine, à défaut d’être un peintre doué. Je le sais, je suis son père, et je regrette d’avoir à m’avouer cette réalité. Il progresse depuis qu’il est entré en apprentissage auprès de moi, mais c’est lent, bien lent. Je souhaite qu’il prenne ma suite, j’espère qu’il s’en montrera capable. Il recevra ma notoriété en héritage, mais il devra travailler dur.
Laurent, mon autre apprenti, est plus vif, plus à l’aise avec le dessin et le maniement des couleurs. Je le vois faire. Son trait est sûr, il n’hésite pas longtemps pour tracer un sujet sur la toile. Pas assez, peut-être, mais j’étais ainsi dans ma jeunesse. Il fallait que ma main exécute aussitôt ce que j’avais en tête. C’est en avançant dans mon art que je m’interroge davantage. Je le vois s’y prendre avec les tissus, les plis, les matières, c’est prometteur. Je me rends compte qu’Étienne lui envie cette facilité. Il y a entre eux une rivalité qui n’ose dire son nom, j’espère que les choses en resteront là. J’ai besoin de silence absolu, de calme quand je peins, je ne veux pas être dérangé par ces enfantillages. L’un d’eux est mon fils, l’autre a du talent, j’ai besoin des deux.
Page 16 :
J’ai entendu Claude se lever tôt ce matin. Lorsqu’elle est descendue nous rejoindre à l’atelier, j’ai remarqué qu’elle s’était lavé le visage et peigné ses cheveux avec un soin tout particulier. Puisqu’elle va retenir l’attention de son père dans ses moindres détails pendant de longues journées, j’imagine qu’elle a voulu se rendre aussi présentable que possible, même si elle n’a aucun besoin d’artifices pour se mettre en valeur.
Page 21 :
Je t’avais oublié, ou presque, depuis toutes ces années. Enfin, pas tant que ça, finalement. Le temps nous pousse vers notre vie, il nous faut nous réinventer, oublier pour pouvoir continuer. La capacité d’oublier est peut-être le cadeau le plus précieux que les dieux ont fait aux hommes. C’est l’oubli qui nous sauve, sans quoi la vie n’est pas supportable. Nous avons besoin d’être légers et oublieux, d’avancer en pensant que le meilleur est toujours à venir. Comment accepter sinon de vivre, sidérés, transis, douloureux, percés de flèches comme cet homme qu’une femme aimante tente de soigner ?D'autres avis sur ce roman chez Laure, Nicole, Blablablamia et Sabeli.
Découvrez Gaëlle Josse dans deux vidéos sur le site de l'éditeur, dont celle-ci :
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