Editions Métailié (1989)
Traduit du portugais par Geneviève Leibrich
Le rivage des murmures, c’est une même histoire racontée de deux façons différentes. D’abord, une nouvelle de quelques dizaines de pages, Les sauterelles, qui met en scène une jeune femme, Evita, fraîchement arrivée au Mozambique, encore colonie portugaise, pour épouser Luis Alex, sous-lieutenant qui effectue son service militaire. C’est la soirée de leur mariage qui se déroule sur la terrasse de l’hôtel Stella Maria, au milieu de la bonne société locale, représentée par les colons et les militaires. Ces derniers doivent bientôt rejoindre une zone de combats près de Mueda et Luis Alex fera partie de l’expédition. Au matin qui suit leur nuit de noce, Evita et Luis sont réveillés par le manège incessant de camions-bennes venus récupérer des corps, charriés par le fleuve et qui viennent s’échouer sur la côte de l’Océan Indien. Au début, nul ne comprend ce qui se passe et les esprits s’agitent. Puis, on apprend qu’un stock de bidons d’éthanol a été dérobé sur un bateau et que les locaux ont bu cet alcool, s’empoisonnant en masse. L’intérêt des occidentaux retombe alors comme un soufflé, jusqu’à ce que le cadavre d’un homme blanc apparaisse au milieu des noirs. Un reporter photographe, certain de dénicher un sujet qui intéressera ses lecteurs, veut prendre des photos de cet homme blanc et Luis Alex est chargé de l’en empêcher. Il part à sa poursuite, alors qu’un banc de sauterelles s’abat sur la ville, noyant tout sous une nuée verte. Un coup de feu retentit, le jeune sous-lieutenant ne revient pas, son corps est retrouvé quelques heures plus tard, un trou au milieu du front. L’enquête rapide de l’armée conclura à un suicide.
Vingt ans plus tard, Eva Lopo, qui ne se fait plus appeler Evita, lit la nouvelle, fait part de ses commentaires à l’auteur et explique ce qui s’est réellement passé. Elle raconte l’ambiance lourde et poisseuse de la ville, le changement de caractère que la vie militaire a provoqué chez Luis Alex. Dans la vie civile, Luis était un jeune mathématicien, rêvant uniquement de résoudre des équations à plusieurs inconnues qui avaient mis en échec Evariste Gallois. Au retour des missions auxquelles il participe, il n’est plus le même. Evita, qui s’est liée avec la jeune femme du capitaine, découvre des photos qui montrent les exactions pratiquées par les soldats sur les autochtones, mettant à jour les réalités du conflit entre les autorités militaires portugaises et les populations locales, les enjeux de cette guerre coloniale qui ne s’avoue pas.
J’ai bien aimé la construction de ce roman, très originale. La succession de deux visions des évènements, et la présence de la même femme, à deux âges de sa vie, apportent une perspective très intéressante. Dans la nouvelle, c’est la vision des Portugais colonisateurs qui s’exprime, en parallèle à la découverte d’un pays par une jeune femme sensible et naïve. Dans la suite du roman, à côté de la révélation d’épisodes terribles, c’est aussi la vie des femmes de soldats qui est évoquée, elles qui attendent leurs hommes pendant qu’ils sont en mission, et qui doivent s’adapter à leurs changements d’humeur et aux conséquences des horreurs qu’ils ont vécues.
La langue de Lídia Jorge est très évocatrice, décrivant aussi bien les sensations et les sentiments de ses personnages que les couleurs et les odeurs du Mozambique.
Extrait page 32 :
Bientôt la nuit tomberait, rouge et noire comme un tapis qui dégringole d’une fenêtre sidérale et masque les astres les plus brillants. Non, il n’y aurait pas de lune, bien que la marée fut ample et vint déferler au bord du rivage comme en période de grandes marées. La nuit tomberait telle une courtepointe se déployant, immense, abyssale. Les lumières de la ville tardaient à s’allumer. Et d’ailleurs, pourquoi les allumer ? Il fallait laisser les ombres occulter les arbres avec leurs propres ombres, laisser la terre, avec son contraste naturel entre le clair et l’obscur, restituer aux humains la notion des révolutions planétaires – la nuit et l’obscur, le jour et la lumière, et ensuite, quand viendrait notre nuit, l’obscur définitif. C’était si merveilleux de regarder la nuit tomber, sans musique, sans gâteau, sans photographe, sans préoccupation de cortège, le corps rompu par le lent tournoiement entre les tables, que jamais plus il ne faudrait qu’une lumière s’allume. Du reste c’était dimanche et la nuit pouvait être éternelle, on ne penserait pas aux lointaines destinées de l’Empire ni au théâtre tout proche de la venteuse Mueda.
Pour aller plus loin à propos de ce livre, lisez la présentation qu'en fait Georges Stanechy sur son blog.
Cette lecture dans le cadre du challenge Littérama d’Anis m'a permis de découvrir Lídia Jorge et j'ai bien l'intention de continuer à la lire.
Billet passionnant comme toujours. J'avais lu "La nuit des femmes qui chantent" et découvert la voix puissante et singulière de Lidia Jorge. Il y a ainsi des rencontres qui se font tout au long d'une vie de lectrice.
RépondreSupprimerJe viens de découvrir que tu es de Rueil Malmaison, nous habitons tout près ! C'est amusant. A bientôt pour d'autres lectures.
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