dimanche 22 décembre 2019

Éclipses japonaises

Éclipses japonaises – Éric Faye

Seuil (2016)

À la fin des années 70 sur la côte japonaise, de nombreuses disparitions sont signalées, des hommes et femmes de tous milieux, de tous âges. Aucune trace, aucun indice qui permettrait de faire le lien entre eux. Ils se sont comme évaporés, au Japon on les qualifie de « cachés par les dieux ». Parmi eux, une collégienne qui rentrait dans la nuit de son cours de badminton, une jeune infirmière et sa mère qui ont fait un détour pour aller acheter une glace, un jeune archéologue qui allait poster sa thèse.
En 1987, un avion de la Korean Air explose en plein vol à cause d’une bombe laissée dans un coffre de la cabine par deux individus descendus à l’escale de Berlin. Appréhendés par la police, l’un d’eux a réussi à avaler sa capsule de cyanure mais l’autre, une jeune femme, est vivante. Elle affirme être japonaise, s’exprime parfaitement en japonais mais son passeport est faux. L’enquête va prouver qu’elle est une espionne au service de la Corée du Nord, parfaitement entrainée pour endosser sa fausse identité.


Quel est le lien entre cette jeune terroriste et les disparus japonais ? C’est ce qu’on découvre au fur et à mesure dans ce roman d’Éric Faye lorsqu’il déroule les existences de ses différents personnages, en Corée du Nord puisque c’est là qu’ils ont été emmenés. Ils y côtoieront d’autres enlevés originaires d’Europe et aussi des américains dont un GI, disparu en 1966 à la frontière des deux Corées. Tous, d’où qu’ils viennent ont du mal à comprendre la raison de leur présence. Les tâches qui leur sont demandées leur paraissent bien futiles, pour justifier leur enlèvement ou leur maintien dans le pays. En raison de cette incompréhension, beaucoup gardent espoir de revoir un jour leur patrie et leur famille. Grâce à la perspicacité d’un fonctionnaire japonais, certains réaliseront leur rêve.

Les évènements racontés dans ce roman reposent sur des faits réels et c’est tout le talent d’Éric Faye d’en faire un sujet de fiction délicat et intimiste dans la façon dont il décrit ce que vivent Naoko, Setsuko, Shigeru, Jim Selkirk l’américain et même Sae-jin l’espionne. Les héros de ce livre sont confrontés à des situations dramatiques mais l’auteur reste dans une grande retenue pour relater leurs réactions et leurs émotions. Grâce à ce choix, le lecteur perçoit parfaitement la chape de plomb qui pèse sur les individus en Corée du Nord, l’isolement où sont maintenus les habitants, les fausses informations qui sont diffusées à propos des autres pays, en particulier le Japon et le voisin du sud.

Page 62
Une fois, Naoko-Hyo-sonn pleure plus que d'habitude. C'est son anniversaire. Penser à eux, à ce moment-là, est encore plus douloureux que la veille et que le lendemain. Eux pensant à elle. La tiennent-ils pour morte ? Cette idée lui est insupportable. Elle se ronge les ongles. De sa chambre, elle regarde longuement en direction de l'est, comme s'il allait en surgir un grand oiseau chargé de la prendre dans ses serres. Il arrive qu'un V de migrateurs file en direction du sud-est. Vers le Japon. Elle pense au petit Suédois qui voyageait agrippé au cou d'une oie, dans un livre.

Page 137
Je n’ai à lire et relire que ma thèse. Depuis qu’on m’a arraché au Japon, je la chéris, je la jardine. Elle est le seul lien tangible avec mon passé. Les caractères que j’avais tracés ne me sont ici d’aucune utilité, et pourtant je ne peux les détruire. Ce texte est ce que j’ai fait de moi. À force de le feuilleter, j’y ai apporté des nuances, je l’ai amendé. J’ai explicité ce qui demeurait imprécis. Je pense à Proust, dont l’œuvre a aidé certains prisonniers des camps. À Bergotte, aussi. Chaque retouche apportée à mon manuscrit est comme « un petit pan de mur jaune » et certains soirs, je me dis que cette détention, si elle vient à connaitre une fin, aura eu quelque chose de bon. Si je parviens à retraverser un jour la mer avec mon manuscrit, nous reviendrons plus aboutis, lui et moi.

Je n’avais pas repéré ce livre à sa sortie, je ne crois pas même en avoir entendu parler. Pourtant, quel beau roman ! J’avais été séduite par les romans d’Éric Faye que j’ai déjà lus (Nagasaki - Il faut tenter de vivre), aussi je n’ai pas hésité lorsque j'ai trouvé celui-ci en tête de rayon à la médiathèque. Bien m’en a pris, c’est une histoire magnifique et traitée de façon sensible, à propos de faits réels dont je n’avais aucune idée. À découvrir sans hésitation !

Pour vous appâter, le début est à lire ici, sur le site des éditions du Seuil, où l'auteur présente également son livre dans une courte vidéo.

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