mardi 31 décembre 2019

Repose-toi sur moi

Repose-toi sur moi – Serge Joncour

Flammarion (2016)

Ludovic travaille pour une agence de recouvrement. Son quotidien, c’est rendre visite à des gens endettés et arriver à leur faire signer des chèques pour un remboursement échelonné de leur créance. Depuis qu’il a quitté la ferme familiale après le décès de sa femme, il exerce sa mission avec conscience mais sans passion.
Aurore est une styliste réputée, cofondatrice de l’entreprise qui porte son nom et sa marque, et qui est confrontée à des difficultés financières. C’est aussi la mère de deux jeunes enfants et l’épouse d’un businessman américain. Malgré cette vie bien remplie, Aurore est particulièrement contrariée par la présence de deux corbeaux dans la cour de son immeuble haussmannien, deux corbeaux dont les croassements l’angoissent outre mesure. Par hasard, elle fait part de ses craintes à Ludovic, qui habite un autre immeuble donnant sur la cour. Ludovic est sensible à l’inquiétude de la jeune femme qu’il a déjà aperçue par la fenêtre et il fait le nécessaire pour éliminer les corbeaux. Une étrange relation se noue alors entre ces deux êtres si différents qui vont trouver chacun dans l’autre l’occasion de dépasser les rôles qu'ils tenaient jusque là.
 

Ainsi, Ludovic, dont l’existence est plutôt terne et sans histoire, devient une sorte de héros aux yeux d’Aurore grâce à l’aide qu’il lui apporte à plusieurs reprises. Aurore, qui est fragilisée par la trahison de son associé, trouve auprès de Ludovic l’écoute et la présence dont elle a besoin. Plus tard, lorsque Ludovic traverse une période compliquée, elle sait, mobilisant ses réflexes de chef d’entreprise, trouver le ressort nécessaire pour faire face.

L’histoire met du temps à s’installer, entre les visites de Ludovic à ses clients endettés et ses séjours à la ferme de ses parents, et les démêlés d’Aurore face aux machinations de son associé. Mais il faut patienter, apprécier les différents styles de roman qui se succèdent ici : roman social, roman d’amour, thriller même. On suit tour à tour les interrogations de Ludovic et d’Aurore sur leur relation et les idées fausses qu’ils se font l’un de l’autre, leur manque de confiance en eux, leur ignorance de leur valeur. Le dénouement est surprenant, mais assez évident finalement. On ressent un certain apaisement, la fin de la lutte contre soi-même, contre les autres, juste l’envie de prendre soin de soi, de prendre le temps de vivre.

Un beau roman qu'il faut laisser se développer à son rythme. C'est la deuxième fois que je lis Serge Joncour, ce n'est pas la dernière !

lundi 30 décembre 2019

Je suis le carnet de Dora Maar

Je suis le carnet de Dora Maar – Brigitte Benkemoun


Stock (2019)

L’auteur a trouvé dans un agenda acheté sur eBay un répertoire téléphonique où elle découvre avec surprise des noms célèbres : Cocteau, Chagall, Giacometti, Lacan, Aragon, Breton, Brassaï, Braque, Balthus, Éluard, Leonor Fini et d’autres encore. Un calendrier à la fin du carnet lui permet de dater ce répertoire de l’année 1951. Elle commence alors son enquête pour tenter d’identifier à qui il appartenait. En quelques mois, elle arrive à la conclusion qu’il s’agit de Dora Maar, qui fut l’une des compagnes de Picasso, sa muse, une photographe et une peintre de talent, amis aussi une femme malade et tourmentée. 
Brigitte Benkemoun retrace alors la vie de Dora Maar et celle de ses illustres amis, Picasso y tenant une grande place. On parcourt ainsi une partie du XXème siècle aux côtés des plus grands artistes, des intellectuels, des médecins mais aussi du coiffeur de Dora, de son architecte, de son marbrier, de son plombier.

C’est un livre passionnant, riche et documenté, que j’ai lu avec un grand plaisir. Je n’ai pas eu l’occasion de voir l’exposition consacrée à l’œuvre de Dora Maar au centre Pompidou l’été dernier et je le regrette. C’est un des effets de ce livre, on a envie d’en savoir plus sur les personnalités évoquées au cours des pages même si, avec Picasso, c’est plutôt la déception car il n’apparaît pas vraiment sous un jour très sympathique ! Grâce au travail de Brigitte Benkemoun, Dora Maar est replacée dans son œuvre et dans sa vie, bien au-delà de l’image de "la femme qui pleure".

Ce livre était une recommandation de mon libraire lors de la présentation des coups de cœurs avant l’été. Il ne s’est pas trompé !

Jusqu'aux yeux...

Jusqu’aux yeux… - Zoë Barnes

Traduit de l’anglais par Marie Dupraz
Ramsay (2002)
Lu dans l’édition Pocket

Melanie Norton vient de se faire plaquer par Gareth, son petit ami. Il entretenait une liaison depuis trois mois avec la colocataire de Mel. Si elle est malheureuse en amour, tout se passe mieux sur le plan professionnel : responsable du rayon prêt-à-porter masculin d’un grand magasin, elle vient de se voir confier en plus l’organisation de la semaine américaine au printemps, pour fêter l’ouverture d’un magasin à Los Angeles. Un surcroit de travail en perspective mais l’espoir d’une promotion qui serait bienvenue à l’heure où elle va devoir supporter seule le coût de son logement. Une situation prometteuse qui semble bien compromise lorsque Mel découvre qu’elle attend un bébé et qu’elle ne peut espérer aucun soutien de la part de ses parents.
 

Un roman de chick-lit, il ne m’arrive pas souvent d’en lire. J’ai trouvé celui-ci dans les boites à lire de ma commune, d’anciennes cabines téléphoniques transformées où l’on peut déposer les livres dont on veut se débarrasser et prendre ceux que l’on souhaite. Je l’avais choisi en prévision d’une période de panne de lecture ou de déprime. C’est à la grisaille de novembre que je dois d’avoir sorti ce livre de mes étagères où il patientait depuis un moment.

Une héroïne confrontée à toutes les catastrophes en même temps et qui fait front, malgré les nausées inévitables, les jalousies et les coups bas de ses collègues, la désertion de ses parents, quoi de mieux pour sortir de la morosité où m’avaient plongée quelques journées pluvieuses et venteuses ? Une lecture sans effort, où l’on devine les rebondissements à venir, où tout se règle à coup de volonté et de persévérance, finalement ça vaut bien tous les livres de développement personnel et ça regonfle le moral ! Si on s’intéresse en plus au fonctionnement d’un grand magasin, aux relations entre les différents départements et aux méthodes de marketing qui y sont employées, on passe un bon moment avec cette histoire vite lue malgré les 450 pages et aussi vite oubliée dans les détails !

Vous plaisantez, monsieur Tanner

Vous plaisantez, monsieur Tanner – Jean-Paul Dubois

Éditions de l’Olivier (2006)

On a tous entendu les récits cauchemardesques d’amis ou de connaissances qui se sont lancés dans des projets de construction ou de rénovation de maison. Ils ont tous des anecdotes au sujet d’artisans au planning fantaisiste, qui viennent travailler un jour puis ne montrent plus leur nez pendant des jours, laissant les travaux en plan et les outils en désordre. Ou alors des histoires de plombier qui se terminent par une inondation lors de la remise en eau. Ou bien encore ces terrasses dont la pente est telle que l’eau de pluie s’accumule du côté de la maison au lieu d’être évacuée.

Et bien, j’ai retrouvé tout cela et bien plus dans ce livre de Jean-Paul Dubois. Le héros, documentariste, hérite un jour d’une maison où tout est à refaire. Contre tout bon sens, il met en vente celle où il vit et qui lui convenait parfaitement pour se lancer dans la rénovation de sa nouvelle demeure. Commencent alors des ennuis sans fin, des catastrophes en chaîne qui vont le conduire dans un gouffre financier et une vie de chaos, tandis que défile chez lui une troupe d’artisans et de bricoleurs du dimanche plus caricaturaux les uns que les autres.

J’ai craint le pire au début de cette lecture car ça commence très fort avec le duo de couvreurs qui n’a même pas d’échelle (à quoi bon, tout le monde a une échelle !) et dont le comportement frise le grotesque. Heureusement, les travers des autres artisans qui interviennent ensuite sur le chantier sont plus nuancés, plus humains et plus crédibles. On rit beaucoup, on a parfois froid dans le dos et personnellement, à la fin de cette lecture, la dernière chose que j’aurais envie de faire serait de faire faire des travaux chez moi !

Une lecture distrayante d’un auteur que je n’avais jamais lu mais que j’ai voulu découvrir puisqu’il a obtenu le prix Goncourt cette année !

Extrait page 90-91
Igor Zeitsev était un jeune russe qui effectivement ne maîtrisait pas les nuances et la complexité de la langue française. Mais la défiance que lui témoignait Chavolo n’avait qu’un lointain rapport avec ses difficultés d’expression. Il faut savoir que, dans le bâtiment, les corps de métiers se vouent un mépris aussi inexplicable qu’inextinguible. Le plâtrier tient le maçon pour un pouilleux et le plaquiste pour un escroc. Le chauffagiste regarde de haut le fumiste qui, lui-même, toise le jointeur. Quant à l’électricien, électron agaçant, il ne voit même pas le peintre, que, souvent, le carreleur rabroue. Le charpentier n’est qu’un primate aux yeux du menuisier que le couvreur tient pour quantité négligeable, tandis que le zingueur, albatros des toitures, raille le plombier, vague ratier de la tuyauterie.

dimanche 29 décembre 2019

Comme psy comme ça

Comme psy comme ça – Mardi Noir

Payot (2018)

Derrière Mardi Noir se cache (ou pas) Emmanuelle Laurent dont je suis les vidéos sur Youtube.
J’aime sa façon de parler de psychanalyse, son humour, sa sincérité, son anticonformisme.

Je l’ai retrouvée complètement dans ce livre, où, en 20 chapitres, elle aborde des sujets classiques avec son style bien à elle : la jalousie, le narcissisme, la dépendance affective, le pervers narcissique, l’angoisse, l’hystérie, le désir, l’amitié pour en citer quelques-uns. Bien sûr, on rencontre Freud et Lacan au détour des pages et des concepts expliqués, mais pas trop si ça peut rassurer les allergiques !

J’ai bien aimé le chapitre sur les mots et leurs sens cachés, et celui qui explique le signifié et le signifiant. L'auteur s’appuie sur une anecdote vécue et on comprend tout !

J’ai aussi été touchée par l’histoire personnelle qu’elle nous raconte, elle dévoile un secret de famille et on perçoit tout ce qui peut se cacher dans des non-dits et comment ils peuvent peser sur une existence.
En revanche, à la première lecture du chapitre 7, Narcissiquement vôtre, je n’avais pas tout compris sur le moi, le surmoi et le ça ! À la deuxième lecture, c’est un peu plus clair, surtout après avoir vu la vidéo consacrée au surmoi ici !

Un petit livre à lire et à relire, pour découvrir, peut-être, certaines choses sur soi et sur les autres, et pour se faire du bien certainement !

Quelques extraits :
Là s'enchaîne le souvenir sur le hamster. Elle m'écoute. À mesure qu'elle ne dit rien, je mesure la portée de ce souvenir et l'imposant secret gardé par ma mère et moi contre mon père. Je ris. Je n'en reviens pas. Elle me regarde et ajoute : « Et dans hamster, il y a "se taire" … Très bien, Emmanuelle, quand nous revoyons-nous ? » J'étais sciée. Première séance avec elle. Ça dépotait. Je pleurais et riais en même temps. Et puis cette punchline du « se taire », sont quand même forts ces lacaniens ! (page 91)
 L'hystérie ne cherche pas de réponse, malgré ce qu'elle aime nous faire croire. Elle cherche à être entendue. De cette écoute naissent de nouvelles approches. De cette écoute naissent des interrogations et des remises en cause du discours dominant. Elle est salvatrice et tellement moderne. J'espère profondément qu'elle ne pourra jamais être jugée comme démodée. À bon entendeur ! (page 145)

D'autres avis chez Loupbouquin et sur Babelio.

lundi 23 décembre 2019

Le discours

Le discours – Fabrice Caro

Gallimard (2018)

Dîner de famille chez les parents d’Adrien, en compagnie de Sophie, sa sœur, et de Ludovic, son futur beau-frère. D’ailleurs, Ludo vient d’informer Adrien qu’il compte sur lui pour faire le discours lors de la cérémonie de leur mariage, ce qui plonge Adrien dans la confusion car il n’a vraiment pas la tête à ça. Déjà trente-huit jours que son ex, Sonia, a décidé de mettre leur relation en pause et qu’il est sans nouvelles d’elle. Trente-huit jours qu’il réfrène l’envie de l’appeler ou de lui envoyer un texto, suivant la « théorie qui veut que l’absence renforce la présence, qu’il faut nourrir la cristallisation comme on nourrit un animal de compagnie, créer le manque, laisser le champ libre au mystère. » Et puis, à 17h24, juste avant de partir chez ses parents, Adrien a craqué et a envoyé un SMS à Sonia, ravi de voir qu’elle l’a lu à 17h56 et consterné de constater, au fil des heures qui s’écoulent pendant ce dîner, qu’elle ne lui répond pas.
Alors que le dîner se déroule sans autre surprise que la demande de discours, Adrien imagine les circonstances qui pourraient expliquer que Sonia ne soit pas en mesure de lui répondre, il se remémore les étapes de leur relation, la rencontre, les premiers moments idylliques et puis la routine qui s’installe, conduisant à cette pause imposée. S’intercalent avec les souvenirs les échanges entre les convives, les rituels immuables du dîner, la difficulté pour Adrian de s’extraire d’un rôle pré-attribué et ses tentatives d’élaboration du futur discours.


Tout cela pourrait être banal sans le ton burlesque qui accompagne les pensées d’Adrien et sa perception du déroulé du repas, ses interrogations sur la conduite à tenir vis-à-vis de Sonia, ses velléités de refuser la charge du discours et sa conscience que les évènements lui échappent, quoi qu’il fasse.

Ce roman de Fabrice Caro, auteur de BD bien connu sous le nom de Fabcaro, avait été recommandé par mon libraire lors de la soirée de présentation des coups de cœur 2018 et cette mise en avant était bien méritée. J’ai beaucoup ri à la lecture de ce livre, je trouve que les travers des repas de famille y sont vraiment bien représentés. Cette impression de toujours revivre la même chose, d’être placé dans un rôle dont on ne peut se sortir et qui ne correspond plus à ce qu’on a pu être à un moment de sa vie, je l’ai déjà éprouvée. Dans la réalité, on ressent plutôt un malaise face à cette situation, mais ici, c’est un comique désabusé qui s’exprime et on s’amuse beaucoup. Les tergiversations du héros à propos de son texto à Sonia sont aussi très drôles - Pourquoi ne me répond-elle pas, Ah mais oui, j’aurais dû mettre un point d’interrogation à la fin de ma phrase plutôt qu’un point d’exclamation, je vais peut-être écrire à sa meilleure copine pour savoir comment elle va, Mais non, c’est encore plus nul… - elles s’inscrivent bien dans l’air du temps et à l’ère de la communication immédiate.

Un livre à ne pas négliger si vous le trouvez sur votre chemin.

J’ai vu que Fabrice Caro avait un autre roman à son actif, Figurec publié en 2006. Il n’est pas à la médiathèque mais j’espère malgré tout avoir l’occasion de le lire.


D'autres avis élogieux sur le blog de Krol et sur Folittéraires.

dimanche 22 décembre 2019

Éclipses japonaises

Éclipses japonaises – Éric Faye

Seuil (2016)

À la fin des années 70 sur la côte japonaise, de nombreuses disparitions sont signalées, des hommes et femmes de tous milieux, de tous âges. Aucune trace, aucun indice qui permettrait de faire le lien entre eux. Ils se sont comme évaporés, au Japon on les qualifie de « cachés par les dieux ». Parmi eux, une collégienne qui rentrait dans la nuit de son cours de badminton, une jeune infirmière et sa mère qui ont fait un détour pour aller acheter une glace, un jeune archéologue qui allait poster sa thèse.
En 1987, un avion de la Korean Air explose en plein vol à cause d’une bombe laissée dans un coffre de la cabine par deux individus descendus à l’escale de Berlin. Appréhendés par la police, l’un d’eux a réussi à avaler sa capsule de cyanure mais l’autre, une jeune femme, est vivante. Elle affirme être japonaise, s’exprime parfaitement en japonais mais son passeport est faux. L’enquête va prouver qu’elle est une espionne au service de la Corée du Nord, parfaitement entrainée pour endosser sa fausse identité.


Quel est le lien entre cette jeune terroriste et les disparus japonais ? C’est ce qu’on découvre au fur et à mesure dans ce roman d’Éric Faye lorsqu’il déroule les existences de ses différents personnages, en Corée du Nord puisque c’est là qu’ils ont été emmenés. Ils y côtoieront d’autres enlevés originaires d’Europe et aussi des américains dont un GI, disparu en 1966 à la frontière des deux Corées. Tous, d’où qu’ils viennent ont du mal à comprendre la raison de leur présence. Les tâches qui leur sont demandées leur paraissent bien futiles, pour justifier leur enlèvement ou leur maintien dans le pays. En raison de cette incompréhension, beaucoup gardent espoir de revoir un jour leur patrie et leur famille. Grâce à la perspicacité d’un fonctionnaire japonais, certains réaliseront leur rêve.

Les évènements racontés dans ce roman reposent sur des faits réels et c’est tout le talent d’Éric Faye d’en faire un sujet de fiction délicat et intimiste dans la façon dont il décrit ce que vivent Naoko, Setsuko, Shigeru, Jim Selkirk l’américain et même Sae-jin l’espionne. Les héros de ce livre sont confrontés à des situations dramatiques mais l’auteur reste dans une grande retenue pour relater leurs réactions et leurs émotions. Grâce à ce choix, le lecteur perçoit parfaitement la chape de plomb qui pèse sur les individus en Corée du Nord, l’isolement où sont maintenus les habitants, les fausses informations qui sont diffusées à propos des autres pays, en particulier le Japon et le voisin du sud.

Page 62
Une fois, Naoko-Hyo-sonn pleure plus que d'habitude. C'est son anniversaire. Penser à eux, à ce moment-là, est encore plus douloureux que la veille et que le lendemain. Eux pensant à elle. La tiennent-ils pour morte ? Cette idée lui est insupportable. Elle se ronge les ongles. De sa chambre, elle regarde longuement en direction de l'est, comme s'il allait en surgir un grand oiseau chargé de la prendre dans ses serres. Il arrive qu'un V de migrateurs file en direction du sud-est. Vers le Japon. Elle pense au petit Suédois qui voyageait agrippé au cou d'une oie, dans un livre.

Page 137
Je n’ai à lire et relire que ma thèse. Depuis qu’on m’a arraché au Japon, je la chéris, je la jardine. Elle est le seul lien tangible avec mon passé. Les caractères que j’avais tracés ne me sont ici d’aucune utilité, et pourtant je ne peux les détruire. Ce texte est ce que j’ai fait de moi. À force de le feuilleter, j’y ai apporté des nuances, je l’ai amendé. J’ai explicité ce qui demeurait imprécis. Je pense à Proust, dont l’œuvre a aidé certains prisonniers des camps. À Bergotte, aussi. Chaque retouche apportée à mon manuscrit est comme « un petit pan de mur jaune » et certains soirs, je me dis que cette détention, si elle vient à connaitre une fin, aura eu quelque chose de bon. Si je parviens à retraverser un jour la mer avec mon manuscrit, nous reviendrons plus aboutis, lui et moi.

Je n’avais pas repéré ce livre à sa sortie, je ne crois pas même en avoir entendu parler. Pourtant, quel beau roman ! J’avais été séduite par les romans d’Éric Faye que j’ai déjà lus (Nagasaki - Il faut tenter de vivre), aussi je n’ai pas hésité lorsque j'ai trouvé celui-ci en tête de rayon à la médiathèque. Bien m’en a pris, c’est une histoire magnifique et traitée de façon sensible, à propos de faits réels dont je n’avais aucune idée. À découvrir sans hésitation !

Pour vous appâter, le début est à lire ici, sur le site des éditions du Seuil, où l'auteur présente également son livre dans une courte vidéo.

lundi 16 décembre 2019

Munkey Diaries

Munkey Diaries - Jane Birkin

Journal, 1957-1982
Fayard (2018)


Il y a bien longtemps que l’on sait que Jane Birkin n’est pas que cette grande perche anglaise, fofolle et fantasque, telle qu’elle apparaissait à la télévision dans les années soixante-dix, avec son panier en osier, son accent à couper au couteau et ses mines charmantes et faussement ingénues. Longtemps que les épreuves de la vie ont laissé entrevoir une femme plus profonde, plus complexe, une mère aimante et courageuse, une muse avec une cervelle et une sensibilité extrême.

Dans ce livre composé d’extraits de son journal intime de 1957 à 1982 et dans les commentaires qu’elle en fait, on découvre des aspects privés de sa vie, ceux qu’elle a choisi de publier : sa famille, son enfance, son adolescence et ses débuts au théâtre et au cinéma.
On revisite aussi ce que l'on croyait savoir d'elle, son mariage avec John Barry, la naissance de Kate, la séparation, son arrivée en France et la rencontre avec Serge Gainsbourg, leur vie commune, les enfants, les films et les chansons. Mais là, c'est elle qui a la parole et ça change tout.

Ce qui m’a frappée, c’est son manque de confiance en elle, le besoin d’amour qui la pousse vers des êtres parfois incapables de répondre à ses attentes.  Elle est souvent en pleine insécurité et fait toujours face, elle assume ses choix.

Aussi bien dans les extraits que dans ses commentaires, j’ai ressenti une force de vie intense, une soif de liberté qui est parfois bridée par les circonstances. On se doutait que sa vie avec Serge Gainsbourg n’avait pas dû être toujours simple, le livre le confirme. Mais j’ai été surprise, par exemple, de découvrir qu’elle ne se sentait pas vraiment chez elle dans la grande maison de la rue de Verneuil et qu’elle peinait à y avoir un endroit rien que pour elle.

J’ai été aussi frappée par sa grande culpabilité lorsqu’elle doit faire le choix de quitter Gainsbourg pour Jacques Doillon, on sent le dilemme où elle se trouve et la douleur qu’elle éprouve à l’idée de faire du mal à celui pour lequel elle dit toujours sa tendresse. Elle décrit très bien son soulagement qu’ils aient pu continuer leur collaboration artistique.

D’autres belles pages dans ce livre lorsqu’elle évoque ses filles, cela ne surprend pas, Jane Birkin a su, à mon avis, figurer un nouveau modèle de mère moderne, loin des images traditionnelles.
Voici ce qu’elle écrit dans son journal à sa fille Kate, le jour de ses 13 ans :
(…)Ma pauvre petite fille que j’aime, j’espère que je t’ai dit des choses rassurantes, que personne ne s’éloigne s’il n’en a pas envie, de ne pas troubler sa tête avec les responsabilités, de regarder Isabelle, 20 ans et gaie et jeune et toujours sans responsabilités, que personne ne change dans la nuit, demain ne sera pas différent d’aujourd’hui, chaque âge est un âge beau et nouveau, et de ne pas avoir peur, de me pardonner si parfois je n’étais pas non plus une mère parfaite, que pour moi aussi c’est une première fois et qu’elle pourrait se serrer contre moi quand elle voudrait, que je l’aime. Je l’ai bercée dans mes bras comme un bébé, elle qui s’est jetée dedans comme un oiseau effrayé et ma tendre Kate s’est endormie doucement comme quand elle avait un an. Voici comme rien ne change, les pauvres enfants ne changent pas. Peut-être par pudeur, nous, on change par crainte de les choquer, par respect de cet enfant qui devient jeune fille et on se trompe, elles ont autant besoin de nous qu’avant, mais elles aussi, par pudeur, n’approchent plus des bras qui pourtant de demandent que ça. (…) (page 318 - 8 avril 1980)

Un beau témoignage, tantôt pudique, tantôt impudique, qui met en évidence que derrière un mode de vie complètement éloigné du nôtre banal et anonyme, se vivent aussi des sentiments, des émotions semblables aux nôtres, dont on perçoit l’universalité.

Le deuxième tome du journal de Jane Bikin est paru, Post-scriptum, il couvre les années 1982 à 2013. Je sais qu’il est déjà à la médiathèque, je le lirai prochainement, j’ai déjà hâte !

Le joli billet de Books, moods and more sur ce livre.

jeudi 12 décembre 2019

Reflets des jours mauves

Reflets des jours mauves - Gérald Tenenbaum

Éditions Héloïse d'Ormesson (2019)

Le professeur Lazare vient d’être félicité par ses pairs, par le président de l’université Paris-Diderot, par le maire d’arrondissement, à l’occasion d’une cérémonie en son honneur. Chef de service à la Pitié-Salpêtrière, chercheur renommé dans le domaine de la génétique, auteur d’avancées majeures dans la cartographie du génome, il goûte peu les compliments. Alors qu’il a réussi à s’isoler dans un coin de la salle, prétextant la fatigue et l’excès d’émotion, il est abordé par un jeune homme, Éthan, qui prétend être envoyé par un journal, le Lancet. Lazare tente de le déstabiliser en faisant dériver la conversation vers l’originalité d’un arbre visible de la baie vitrée près de laquelle il est installé, puis vers l’observation d’un corbeau perché sur une de ses branches. Cela ne perturbe pas le jeune journaliste, qui ne cherche pas à orienter le dialogue pour en tirer un bon papier, mais qui laisse Lazare mener l’échange vers où il le souhaite. Plus tard, réfugiés au sous-sol d’un bar de nuit, ils acceptent dans leur tête à tête les quelques clients de l’endroit, tous attentifs aux confidences de Lazare, qui a décidé cette nuit-là de raconter un épisode où ses vies professionnelle et privée se sont entremêlées et où le choix qu’il a privilégié lui a fait perdre la femme qu’il aimait.

C’est un livre court, moins de 200 pages, et pourtant, quelle richesse ! Il me semble que l'on peut le lire et le relire plusieurs fois, en s'attachant à chaque fois à un thème particulier et que l'on perçoit l'histoire d'une façon différente. J'ai été très intéressée par le côté scientifique du roman, les avancées de la génétique, la possibilité de lire dans les gênes le parcours probable d’un individu, de connaitre ses faiblesses, de savoir prédire le terme de son existence. Placé devant un savoir qui devient terrifiant lorsqu’il concerne un être aimé, Lazare a choisi de se taire. On comprend parfaitement son dilemme. À l’aube de la retraite, il en mesure les conséquences et alors qu’il est couvert d’honneurs, il éprouve le besoin de ternir son image et de dévoiler sa lâcheté passée. 

Le thème de la vie et de la mort est au cœur de ce roman, pilier des recherches de Lazare et des interrogations de Rachel. Il est aussi central dans la vie de certains personnages secondaires, une chercheuse qui en Argentine est aux côtés des Grands-mères de la place de Mai ; l’autre, une amie de Rachel, est une rescapée des massacres rwandais.

La présentation des recherches et des découvertes de Lazare est passionnante, j'ai aimé découvrir la façon dont il progresse dans ses hypothèses, les relations avec les autres chercheurs, les stratégies qu’il faut mettre en place pour obtenir des crédits et des autorisations

Le personnage de Rachel est très émouvant et reste énigmatique. La jeune photographe lumineuse au regard améthyste est seule au monde, elle cherche dans son intégration au programme de recherche de Lazare un moyen de découvrir ses origines et de savoir qui est son père.

J'ai apprécié que l'auteur laisse une partie de l'histoire dans l'ombre. Grâce à quelques indices glissés furtivement au cours de la narration, le lecteur comble lui-même les ellipses et comprend qui est Ethan, ce qu’a pu être sa vie et ce que représente sa rencontre avec le vieux professeur. Qu'en attend-il vraiment ? Libre à chacun de laisser son imagination lui souffler la suite des évènements.

J’ai bien aimé aussi parcourir la ville de Rennes où j’ai terminé mes études il y a quarante ans, redécouvrir au fil des pages les noms des rues et des quartiers que je connaissais, à une époque où il n’y avait pas encore de métro et que la gare n’avait pas été refaite.

Un très beau roman à découvrir sans hésitation et à faire connaître. Merci à Gérald Tenenbaum de m'avoir donné l'occasion de le lire.

"La connaissance est un présent d’une infinie cruauté quand elle ne permet pas d’agir."
Pour lire le premier chapitre, c'est ici.

L'article de Michèle Bigot apporte un éclairage très intéressant sur les différents aspects de ce roman, et en particulier sur le thème de la Kabbale, peu familier en ce qui me concerne.

D'autres avis plus que favorables chez L'or des livres, En passant par Ma Lorraine et La Constellation Livresque de Cassiopée.

lundi 25 novembre 2019

La disparue de Porzanec

La disparue de Porzanec – Hervé Huguen

Éditions Palémon (2019)

Victor Kerzatry est retrouvé mort, deux balles dans le thorax, dans sa garçonnière de Pont-Labbé. Aucune trace de la femme qu’il avait manifestement reçue chez lui avant d’être abattu. Cet antiquaire de Quimper était l’époux d’Élisa Kerzatry, fraîchement élue députée du Finistère, qui fermait les yeux sur les infidélités de son mari. Au commissaire Baron, chargé de l’enquête, elle peut seulement indiquer que la dernière conquête de son mari s’appelait Alix. À l’heure où Victor a été tué, elle était seule chez elle, alibi assez léger. La police découvre rapidement l’identité de la maîtresse de Victor, elle est mariée, elle travaille aux archives départementales où elle n’est pas apparue depuis deux jours, sans que personne ne sache où elle est. Son mari revient d’un déplacement professionnel à Cherbourg, il n’a donc pas connaissance de la disparition de sa femme. Quand il l’apprend, il ne semble pas inquiet, certain que sa femme l’a tout simplement quitté et déjà prêt au divorce. Assez vite, la police découvre qu’il n’a pas dit toute la vérité sur son voyage. Voilà donc deux suspects assez évidents, la femme du mort et le mari de sa maîtresse. Mais bien sûr, il ne faut pas se fier aux évidences et le commissaire Baron va avoir fort à faire pour dénouer les fils de cette intrigue.

Roman policier régional très ancré dans l’actualité puisqu’il se déroule à l’automne 2018, dans les premières semaines de la crise des Gilets Jaunes. Lors de ses déplacements à Pont-Labbé, Quimper et Briec, le commissaire croise les protestataires sur les ronds-points. Elisa Kerzatry doit rencontrer leurs représentants lors d’une réunion publique.
Un peu comme dans les romans de la suédoise Viveca Sten, le lecteur suit de près le déroulement de l’enquête, les différentes pistes qui se succèdent, les voies sans issue et les retournements de situation.  Et je me rends compte que j’aime beaucoup cela dans les intrigues policières, suivre pas à pas le raisonnement de l’enquêteur, explorer les éventualités, voir tout s’effondrer d’un coup et repartir vers autre chose. Sans divulguer la solution de l'énigme, je peux dire qu’elle est inattendue !

J’ai reçu ce livre dans la cadre de l’opération Masse critique Mauvais genre organisée par Babelio.
Je ne connaissais ni l’auteur, ni la maison d’édition installée à Quimper qui publie principalement des romans policiers situés dans l’Ouest de la France. La disparue de Porzanec est le seizième tome de la série Les enquêtes du commissaire Baron écrite par Hervé Huguen. Un auteur que je continuerai à lire avec plaisir, parce que j'ai bien aimé son style, fluide et précis dans les descriptions. L'intrigue est bien ficelée, crédible et menée avec rythme.

Merci à Babelio et aux éditions Palémon pour l’envoi de ce livre.

tous les livres sur Babelio.com

mercredi 13 novembre 2019

Dans l'ombre du paradis

Dans l’ombre du paradis – Viveca Sten

Albin Michel (2019)
Traduit du suédois par Rémi Cassaigne


L’île de Sandhamn est en émoi : Une immense maison est en construction au sud de l’île, au mépris des règles de l’urbanisme local. Son propriétaire est un riche suédois vivant à Londres, Carsten Jonsson, qui ne craint pas, en effet, de bousculer le droit, certain d’obtenir ce qu’il veut en y mettant le prix. Il s’est déjà mis à dos son plus proche voisin en faisant déborder son ponton sur la propriété de celui-ci. Mais Carsten ne doute pas qu’il arrivera à mettre les habitants de l’île dans sa poche, sa première manœuvre étant de les inviter tous à une pendaison de crémaillère fastueuse. La soirée est un succès mais au petit matin, un incendie détruit complètement un bâtiment annexe de la propriété, où un cadavre calciné est retrouvé. Qui est-ce ? Qui est l’auteur de l’incendie ? Un riverain mécontent ? Ou bien faut-il chercher du côté des relations d’affaires de Carsten, qui a investi de grosses sommes dans une entreprise russe et qui voit ses projets de cotation en bourse remis en question.

Voilà donc une enquête compliquée pour Thomas Andreasson et ses collègues de la police de Nakka, qui oblige Thomas à interrompre ses vacances, une fois de plus. L’identification du cadavre est le plus gros point d’interrogation. La personnalité complexe de Carsten, ses affaires louches en Russie, sa volonté de s’implanter dans l’île sans respecter les usages locaux, sont autant de pistes dans la résolution de l’enquête.

Par rapport aux épisodes précédents de la série de Viveca Sten, la construction du roman est très différente. Si on excepte le faux départ du premier chapitre, il faut dépasser la page 150 pour que se produise l’incendie et que soit découvert le corps calciné. Avant cela, la présentation de Carsten et de sa famille se met doucement en place. L’explication de la situation professionnelle de Carsten m’a semblé très laborieuse, le détail de ses montages financiers et de ses projets m’a presque noyée ! Heureusement, les développements de l’enquête accélèrent enfin le rythme et on retrouverait l’allant habituel des précédents romans, si les interrogations existentielles de Thomas sur la poursuite de sa carrière ne venaient assombrir l’ambiance. J'ai apprécié de retrouver Nora Linde, toujours là pour apporter un peu de légèreté et fournir quand il le faut des renseignements bien utiles au dénouement.

En résumé, un roman différent des précédents, moins agréable à lire au début à cause du temps pris à l’installation de l’intrigue. Ensuite, comme je l’ai dit, une fois que l’enquête commence, on retrouve le ton habituel de la série. Je suis impatiente de lire le prochain épisode qui n’est encore traduit ni en français, ni en anglais (parution prévue en mai 2020), mais dont j’ai pu lire des commentaires sur la version allemande dans Goodreads. Malheureusement, je ne me sens pas prête à lire un roman entier en allemand !

Une remarque en passant à l’intention de l’éditeur : Je m’interroge sur la quatrième de couverture où Carsten est nommé Larsson au lieu de Jonsson et où « Nora Linde n’a d’autre choix que de solliciter son meilleur ami et collaborateur, Thomas Andreasson… ». Est-ce une habitude de faire rédiger la quatrième de couverture par quelqu’un qui n’a manifestement pas lu le livre !

vendredi 1 novembre 2019

Casting sauvage

Casting sauvage - Hubert Haddad

Zulma (2018)

Damya, une jeune danseuse blessée lors des attentats du 13 novembre à Paris, a dû renoncer à sa passion, la danse et au rôle de Galatée qu’elle devait tenir dans un ballet. Après de longs mois d’hospitalisation et de rééducation, Lyle, une amie, lui a proposé une mission à priori impossible : dénicher une centaine de figurants pour un film, La douleur, d’après l’œuvre de Marguerite Duras. Ceux qu’elle doit recruter seront les revenants des camps, à leur arrivée à la gare de l’Est. Les directeurs de casting habituels s’y sont déjà cassé les dents. Mais Lyle connait bien son amie, sa capacité à approcher les gens que la vie n’a pas épargné. Alors Damya ratisse les quartiers de Paris et repère les maigres, les anorexiques, les marginaux, les ravagés, les étudiants qui ne mangent pas à leur faim. Elle profite de cette quête pour tenter de retrouver le jeune homme qu’elle avait rencontré la veille de l’attentat et qui lui avait donné rendez-vous le lendemain au café où elle a été blessée. Elle croit le voir souvent, elle aperçoit sa silhouette au coin d’une rue, furtivement. Qui était-il ?

160 pages seulement et pourtant, quel voyage dans Paris que celui que nous propose Hubert Haddad dans ce beau roman ! Un Paris loin de la ville lumière pour touristes, un Paris où les beaux quartiers n’ont aucun intérêt. Le Paris du roman, c’est celui des gares, celui des quartiers populaires et mal famés, celui où survivent les miséreux, les sans-papiers, les sans-logis. Et pourtant, ce sont eux qui vont accepter ce que leur propose Damya, elle qui trouve une raison de vivre dans ces longues marches à travers la ville, claudicante et légère, qui refuse de s’appesantir sur son destin brisé. C’est aussi le Paris des arts, la danse, la sculpture, le théâtre, que l’on perçoit au fur et à mesure des rencontres que fait Damya.

Une écriture poétique, une prose un peu précieuse parfois, des termes surannés, des tournures inhabituelles, j’ai été assez surprise du style d’Hubert Haddad que je lis pour la première fois. Est-ce courant chez lui ? En tout cas, j’ai beaucoup aimé ce roman, tantôt onirique lorsqu'il évoque les rêves de Damya, tantôt très ancré dans le présent lorsqu'il décrit les camps de Roms de la porte de la Chapelle ou les migrants dans les rues de la capitale.

Page 67
Lyle se fichait bien que Duras, diligente dans une Commission d’attribution du papier et les domaines lénitifs de l’aide à l’édition, eût passivement collaboré à l’origine avant de se déclarer résistante pour avoir distribué des tracts ou torturé un gestapiste, entre autres faits d’armes subsidiaires. Cette complaisance faite de sentimentalité blasée, d’élitisme féroce et d’aveuglement autour des blessures les plus graves la gênait aux entournures sans qu’elle eût son mot à dire et surtout, ne dérogeant elle-même en aucun cas à ses fonction de planificatrice ubiquitaire, ne cessait de la questionner sans qu’elle pût en définir les causes.

Page 92-93
[…] D’expérience ou d’instinct, après quelques rebuffades, Damya laissait à leur destin les relégués et bannis d’eux-mêmes, les désespérés sur la défensive et l’espèce étrange des désirants en combustion infamante. Il suffisait d’un échange de regards. Elle savait distinguer maintenant les solitudes. Paris regorgeait d’exilés que personne n’attendait nulle part. Ils allaient innombrables, hommes et femmes pour tous invisibles, n’espérant rien que la miséricorde des rues. Certains se cachaient si bien au sein des foules que l’antique faucheuse eût pu les y cueillir en toute discrétion. D’autres au contraire les fuyaient, ne pouvant assumer la moindre attention, serait-ce d’un enfant ou d’un chien. Le casting sauvage, elle l’avait appris à ses dépens, était un comble d’artifice. Il s’agissait d’abuser des innocents avec des leurres et quelques sous.
D'autres avis chez Lyvres, Mémo Émoi, Murmures de Kernach et Lettres Express.

mercredi 30 octobre 2019

Les grands cerfs

Les grands cerfs - Claudie Hunzinger

Grasset (2019)

La narratrice, Pamina, vit dans les Vosges, en pleine montagne avec son compagnon, loin de tout, en harmonie avec la nature. Elle sait qu’il y a de nombreux cerfs tapis autour d’eux, elle voit les traces de leur présence, selon les saisons. Mais elle ne les a jamais surpris jusqu’à ce que Léo, un photographe animalier, vienne installer une cabane d’affût à proximité de chez elle. Grâce à lui, elle va apprendre à observer, à reconnaitre les différents individus, elle va tout savoir sur leurs modes de vie, sur la pousse des bois, leur chute inexorable chaque année. Elle va connaître la peur des longues nuits, immobile dans le froid. Et puis elle va découvrir aussi la cruauté des hommes, ceux qui s’intéressent aux cerfs pour mieux les éliminer.



La première fois que j’ai entendu parler de Claudie Hunzinger, c’était grâce à mon amie Annie L., qui avait adoré son livre Bambois, la vie verte, il y a plus de quarante ans ! Une histoire d’amour et de retour à la terre, où déjà l’harmonie avec la nature était un choix sans concession.

Lorsque j’ai entendu l’émission de rentrée de Laure Adler, L’heure bleue du 26 août, j’ai eu la surprise de découvrir que son invitée était Claudie Hunzinger, dont le nouveau livre paraissait aux éditions Grasset en cette rentrée littéraire.
Comme dans Bambois, ici aussi on plonge en pleine nature. J’ai retrouvé avec plaisir le style de Claudie Hunzinger, sa poésie, sa simplicité et parfois son lyrisme. J’ai aimé sa précision au sujet de la vie des cerfs, c’est un vrai documentaire animalier, qui se lit comme un roman, à moins que ce ne soit l’inverse !


Extrait page 86-87 :
Fin février. J’étais à l’affut dans la neige jusqu’aux genoux, raide de froid sous un lainage blanc tailladé d’encoches, à deux pas du clan au loin, couché, de son assemblée d’exégètes. Puis la neige haute a encore une fois tout recouvert. Plus rien ne surnageait. Affamé, le clan commençait à écorcer les fûts des tilleuls, les fûts des châtaigniers, les bosquets des noisetiers. Au réveil, un matin, nous avons découvert que nos bambous de l’étang avaient été broutés. Notre houx, taillé. Le lierre du hangar, rasé. Tout, de notre potager, dont les choux de Russie et les rosiers, liquidé. Ils étaient entrés. Crevasses de leurs sabots. Pastilles noires de fumée répandues ici et là et là. Ils y avaient même passé la nuit, à cinq mètres de nos fenêtres. Je l’ai vu aux couches, ils étaient trois. Quand je l’ai raconté au téléphone à Léo, j’ai entendu dans sa voix un sourire secret : « ses » cerfs avaient passé une belle nuit chez moi. C’est peut-être même la seule fois où j’ai surpris chez Léo un sourire, un sourire invisible.
Ils étaient les maîtres des nuits. Quand j’éteignais la lumière, combien de présences attentives ? Présences, dissimulées le jour dans les ronciers, la nuit déployées dans les prairies.
Le 2 mars, dans le grand pré, mais au loin, j’en ai compté sept qui dormaient en lisière. Un 8-cors à petites fourches et un 10 à l’oreille gauche coupée net. Un 10 irrégulier avec empaumure à droite. Un grand qui portait en 10 régulier. Un autre qui portait en 12. Un autre grand qui semblait avoir un double maître andouiller, ce qu’on appelle aussi un surandouiller, chose rare. Et un peu à l’écart, le vieil Apollon. Aucun n’avait perdu ses bois.
Tous portaient encore.
D'autres avis sur ce livre chez Folavril, Fleur et Lili.

C'était ma première lecture de la rentrée littéraire automne 2019 !

dimanche 22 septembre 2019

Mon chien Stupide

Mon chien stupide – John Fante

Éditions Christian Bourgois (1987)
Traduit de l’américain par Brice Matthieussaint
Lu dans l’édition de poche 10/18


Henry Molise, la cinquantaine, vit avec sa femme et ses quatre enfants dans une grande maison au bord du Pacifique. Écrivain raté, scénariste au chômage, en mal d’inspiration, il s’illusionne en se laissant aller à son rêve : refaire sa vie avec une jeunette et filer à Rome pour flâner Piazza Navona  !

Quand il revient à la réalité, Henri se contenterait de peu de chose, être tranquille chez lui, avec sa femme Harriet, sa Porsche et son chien. Hélas, Rocco, son bull terrier, n’est plus. En revanche, ses quatre enfants s’incrustent, aucun d’entre eux ne trouve grâce à ses yeux et il voudrait les voir déguerpir au plus vite.
Un soir, en rentrant chez lui, il découvre sur sa pelouse, sous la pluie battante, un chien énorme, un vrai monstre, mal élevé, aux mœurs étranges, un chien dont personne ne veut et qu’il va nommer Stupide. Grâce à l’animal, Henri va finalement réussir à obtenir la vie tranquille qu’il souhaite ! Mais de quelle façon !

Court roman de cent-cinquante pages, vite lu, qui m’a amusée au plus haut point. Le personnage principal pourrait être détestable mais le ton de la narration est si caustique, si déjanté, que j’ai beaucoup ri à la lecture de ce livre. C’est satirique, politiquement incorrect, sans complexe, ça fait du bien !

Page 71
Nous avons allumé les bougies pour le repas funèbre, le cercueil des lasagnes posé entre nous. Manifestant une parfaite sobriété d’émotion, nous n’avons pas pleuré le deuil qui nous accablait. Nous avions besoin l’un de l’autre en cette heure d’épreuve, et sommes restés courageusement cois. Harriet avait quelque chose d’héroïque, une sorte d’élégance tragique quand, à grandes goulées, elle a bu le vin frais et n’a pas eu honte de sourire. Elle a rempli son verre, l’a vidé encore, et j’ai pensé qu’elle buvait trop vite, avec une provocation excessive.
Elle m’a regardé et dit : « Tu bois trop vite. »
Les lasagnes étaient trop cuites, la sauce avait durci sur les bords. La salade aussi semblait cuite, et les zucchini réduits en purée. Je picorais dans mon assiette en observant ma femme. Son visage s’était arrondi en forme de lune, car elle avait cinq kilos de trop et suivait un régime. Mais ce soir, elle mangeait sans retenue, à grands coups de fourchette, et je l’entendais mastiquer. Mais ce n’était pas le moment de la critiquer, si bien que je me suis tu.
« Pourquoi fais-tu autant de bruit en mangeant ? » elle m’a demandé.

Dommage que le chien sur la couverture du livre n’ait rien à voir avec celui de l’histoire. Stupide est un Akita. D'après la description, il doit s'agir d'un Akita américain, de même origine que l'Akita Inu, un chien japonais chasseur d’ours.

Akita américain

L’adaptation cinématographique du roman doit sortir prochainement, réalisée et jouée par Yvan Attal et là, le chien est un danois mâtin napolitain ! J’ai tout de même hâte de voir ce que ça donnera à l’écran mais je doute que l’atmosphère du livre en ressorte fidèlement. À suivre !

dimanche 25 août 2019

La fille qui brûle

La fille qui brûle – Claire Messud

Gallimard (2018)
Traduit de l’anglais par France Camus-Pichon


Royston, Massachussetts. Julia et Cassie se connaissent depuis l’école maternelle. Cassie Burns vit seule avec sa mère, Bev, dans une petite maison à la lisière de la forêt. Julia habite avec ses parents, une journaliste free-lance et un dentiste. Deux amies qui passent leurs journées ensemble, qui s’inventent des histoires comme tous les enfants. Ensemble, elles transgressent les règles édictées par les parents, surtout par la mère de Cassie, qui voue à sa fille un amour surprotecteur et exclusif. Elles se baignent dans la carrière désaffectée alors que c’est interdit, elles pénètrent dans un vieil asile abandonné et s’y recréent un monde imaginaire. Et puis, l’univers familial de Cassie est bouleversé par la rencontre de sa mère avec un homme qui vient s’installer chez elles et qui se met à imposer des règles de vie très contraignantes. La rentrée au collège vient également perturber la relation des deux amies, elles ne sont plus dans la même classe, elles ne se comprennent plus et s’éloignent l’une de l’autre.

Dans ce livre, c’est Julia qui parle. Dès le premier paragraphe, on sait que Cassie est partie, qu’elle et sa mère ont quitté la région. Pour Julia, la vie n’est plus comme avant et ne pourra plus l’être. Alors elle raconte cette amitié qui durait depuis l’enfance, cette relation entre elle et Cassie, elles étaient presque siamoises même si elles étaient physiquement très différentes. Et puis, en classe de cinquième, tout a changé, Julia a senti que Cassie s’éloignait, elle a tenté de maintenir le lien mais insidieusement il s’est rompu. Par la suite, ce que Julia a su de Cassie, c’est de la bouche de Peter qu’elle l’a appris, un garçon qu’elle aime depuis l’enfance mais qui lui a un temps préféré Cassie, plus mystérieuse, plus attirante par sa fragilité et ses blessures. Plus tard enfin, lors d’une disparition de Cassie, c’est Julia qui saura la retrouver, sans parvenir néanmoins à sauver leur amitié.

Un roman plein de charme au rythme un peu lent parfois. Je ne connaissais pas l’auteur, Claire Messud, que j’ai pu entendre à propos de ce livre dans l’émission L’humeur vagabonde de Kathleen Evin sur France-Inter. Une rencontre à écouter ici.

Le début :
On pourrait penser que ça ne me tracasse plus. Il y a longtemps que les Burns ont déménagé. Deux ans se sont écoulés. Mais je ne peux toujours pas m’étendre au soleil sur les rochers au bord de la carrière, ni tremper mes doigts de pied dans l’eau froide et limpide, ni entendre les autres filles chanter sans avoir conscience que Cassie n’est plus là. Alors je dirais bien quelque chose – mais ce n’est pas possible, voyez-vous. C’est comme si elle n’avait jamais existé.


D'autres avis chez Marjo, chez Agathe et chez Shangols.

jeudi 22 août 2019

Quelle n'est pas joie

Quelle n’est pas ma joie – Jens Christian Grøndahl

Gallimard (2018) – Collection du monde entier
Traduit du danois par Alain Gnaedig


Ellinor, soixante-dix ans, vient d’enterrer Georg, son mari. Elle décide de vendre la maison où ils ont vécu, dans la banlieue chic de Copenhague, et suscite l’incompréhension de son entourage parce qu’elle choisit d’aller s’installer à Vesterbro, le quartier défavorisé de son enfance.
Dans un long monologue adressé à Anna, la première épouse de Georg, elle parle à celle qui fut son amie et qui est morte, engloutie avec Henning, le mari d’Ellinor, dans une avalanche alors qu’ils étaient tous les quatre en vacances dans les Dolomites. Issue d’un milieu social très différent de celui d’Anna, Ellinor, qui n’a pas connu son père et qui a vécu dans la pauvreté, était très admirative de la jeune femme, éblouie par la joie de vivre de la jeune mère de famille à qui tout semblait réussir. À la mort d’Anna, Ellinor, dont le corps du mari n’a jamais été retrouvé, a secondé Georg pour élever les deux garçons qu’il avait eus avec Anna. Les années ont passé et les deux veufs ont fini par se marier, sans que jamais Ellinor n’évoque ses origines, le secret qu’elle a toujours tu.


C’est une vie vécue à la place d’une autre qui se raconte dans les pages de ce beau roman et c’est une femme qui n’a jamais osée être elle-même qui parle. Une femme qui a intériorisé la honte de sa mère, l’enfance sans figure paternelle, le chagrin de ne pouvoir donner la vie, la douleur de la disparition de son premier mari. C’est le moment de tout remettre à plat, même si elle sait qu’il reste des questions sans réponse puisque Anna, Henning et Georg, les seuls qui savaient, ont disparu pour toujours. Parler à Anna lui fait du bien, la libère, on la sent prête à prendre les rênes et à décider enfin de son sort pour les années qui lui restent.

C’est la première fois que je lis un roman de Jens Christian Grøndahl et j’ai beaucoup apprécié sa plume. Il donne la parole à une femme avec beaucoup de justesse. Au cours de ma lecture, jamais je n’ai trouvé d’incongruité, jamais je ne me suis dit que son propos était celui d’un homme et qu’une femme ne s’exprimerait pas comme cela.

Un livre fort et émouvant, dont l’ambiance tranche complètement avec l’illustration de la couverture.

Le début :
Voilà, ton mari est mort lui aussi, Anna. Ton mari, notre mari. J’aurais aimé qu’il repose à côté de toi, mais tu avais déjà des voisins, un avocat et une dame qui a été enterrée il y a deux ans. L’avocat était là depuis longtemps quand tu es arrivée. J’ai trouvé une concession libre pour Georg dans la rangée suivante. De ta tombe, on peut voir l’arrière de la sienne. J’ai opté pour du calcaire, même si le monsieur des pompes funèbres m’a dit que c’était sensible au vent et au mauvais temps. Quelle importance ? Je n’aime pas le granit. Les jumeaux auraient voulu du granit, pour une fois ils étaient d’accord. Le granit, c’est trop lourd, et notre Georg s’est plaint d’une douleur à la poitrine. Nous aurions dû prendre cela plus au sérieux, mais il l’a traitée par le mépris. Il commençait par se plaindre, et quand je partageais son inquiétude, il ignorait tout. Il était comme ça, Georg.

lundi 19 août 2019

4 3 2 1

4 3 2 1 – Paul Auster

Actes Sud (2018)
Traduit de l’américain par Gérard Meudal


Qu’est-ce qui détermine le parcours d’une vie, quelle est la part du hasard et des choix que l’on fait ? C’est ce que j’ai perçu de ce gros roman de Paul Auster, plus de mille pages où il raconte quatre vies de son héros Archie Ferguson, petit-fils d’immigré russe venu de Minsk. Mille pages pour proposer quatre chemins différents selon les évènements qui se déroulent dans l’enfance, selon les choix des parents, au gré des accidents de la vie, en fonction des goûts et des envies du garçon puis de l’adolescent. 

Au côté d’Archie Ferguson, on revisite l’histoire des États-Unis d’après-guerre, le mandat de Kennedy et son assassinat, la lutte des noirs pour les droits civiques, la guerre du Vietnam, la révolte des universités, l’émancipation féminine, des évènements que l’on croit connaitre et qu’on redécouvre différemment, par le regard de quatre personnages, même s’il s’agit toujours de Ferguson.

C’est un livre que j’ai hésité à aborder, à cause de son nombre de pages et en raison de ma crainte d’y être noyée, d’y passer trop de temps, de ne pas m’y retrouver dans ces quatre histoires. Et c’est vrai que ma lecture n’a pas toujours été facile : plusieurs fois, j’ai dû relire quelques pages du précédent chapitre concernant l’un des Ferguson pour me remettre dans son histoire, me souvenir de ce qui lui était arrivé. L’auteur nous facilite un peu la tâche puisque la vie de l’un de ses Ferguson s’achève assez rapidement dans un accident imprévisible raconté d’une façon neutre et sèche qui m’a laissée abasourdie et incrédule jusqu’à ce que je termine le chapitre 3.1, que je tourne la page, que j’arrive au 3.2 et que sur la page suivante, je lise le 3.3. Ainsi, c’était vrai, l’histoire de cet Archie s’était arrêtée. Les autres Archie auront plus de temps pour vivre leur vie mais un seul conclura le roman, celui que j’aurais dû pressentir, celui dont le parcours rappelle beaucoup celui de Paul Auster.

Ce qui peut aussi rebuter, c’est le poids de ce livre, son épaisseur, sa présence physique, 1210 grammes dans mes petites mains, je les ai bien sentis et j’ai souvent préféré lire ce roman posé sur la table en étant assise sur une chaise plutôt que de le tenir devant moi, adossée à l’oreiller de mon lit ou bien lovée dans un fauteuil. J’aurais pu choisir de le lire en version numérique pour éviter cet inconvénient mais je n’ai pas franchi le pas, je préfère encore tourner les pages en papier !

Une belle lecture qui m’a fait renouer avec l’écriture de Paul Auster que je n’avais pas lu depuis assez longtemps et que j’ai eu plaisir à retrouver. Et vous, l’avez-vous lu, ce pavé et qu'en avez-vous pensé ?


Pour prolonger l'expérience vécue avec ce roman, j'ai apprécié les vidéos et les émissions de radio qui lui ont été consacrées, regroupées sur le site d'Acte Sud.

jeudi 28 février 2019

Le diable est dans les détails

Le diable est dans les détails – Leïla Slimani

Coédité par le 1 et les éditions de l’Aube (2017)

Court recueil d’une cinquantaine de pages qui regroupe six textes écrits par Leïla Slimani dans le journal Le 1.

Certains de ses écrits font suite aux attentats islamistes qui ont touché la France en janvier et en novembre 2015. Dans le premier, alors qu’on lui a demandé d’écrire en se mettant dans la tête des tueurs de Charlie Hebdo, elle exprime son impossibilité à répondre à la consigne et préfère s’exprimer sur le rôle des écrivains face à la barbarie, prenant pour exemple Salman Rushdie ou Michel Houellebecq. Dans le deuxième, elle crie sa haine des extrémistes et son amour pour Paris et pour la liberté.

Dans d’autres textes, elle utilise la fiction pour mettre en scène la prise de conscience de citoyens ordinaires face à la montée de l’extrémisme, des hommes âgés qui ont la nostalgie de la tolérance et du vivre ensemble qu’ils ont connus dans une société mélangée. Dans un texte plus personnel, elle raconte les Noëls de son enfance, elle dont les grands-parents sont d’origines différentes, son grand-père musulman n’hésitant pas à revêtir la tenue du Père Noël pour la joie des enfants, sans pour cela renier ses convictions.

Et enfin, le dernier texte, Un ailleurs, dans lequel elle raconte la découverte du monde par une fillette grâce à la littérature. Une enfant qui n’a jamais quitté son pays, sa ville ou son village peut-être, mais qui, grâce aux livres que son père lui a proposés, a voyagé en Russie, aux États-Unis, de New York à la côte Ouest, a vécu plusieurs existences à Paris, de la Chine au Brésil, de l’Angleterre au Sahara. En moins de sept pages, Leïla Slimani raconte la magie de la lecture et je m’y suis retrouvée, moi qui ai aussi découvert tant de choses et d’endroits inconnus grâce à mes lectures d’enfance et de jeunesse.

Un texte qui m’a procuré un tel plaisir que je l’ai recopié avant de rendre ce livre à la médiathèque, afin de pouvoir m’y replonger autant que je le voudrais !

Bref, vous l’aurez compris, ce livre est un vrai bijou à ne pas manquer !

mardi 26 février 2019

Dans le faisceau des vivants

Dans le faisceau des vivants – Valérie Zenatti

Éditions de l’Olivier (2019)

Le 1er janvier 2018, lorsque Valérie Zenatti téléphone à Aharon Appefeld pour lui souhaiter une bonne année, elle apprend qu’il a été hospitalisé. Le 3 janvier, les nouvelles de la santé de l’écrivain n’étant pas très bonnes, elle réserve un billet d’avion aller-retour Paris-Tel-Aviv pour le lendemain matin. Hélas, dans le taxi qui l’emmène à l’aéroport de Paris, elle découvre sur son téléphone la mort d’Aharon Appelfeld dans la nuit. Valérie Zenatti est dévastée par l’annonce, elle qui a traduit depuis une quinzaine d’années tous les romans de l’écrivain israélien. Mais c’est surtout un ami qu’elle perd, car malgré leur différence d’âge, une grande amitié s’était installée entre eux. Elle vit les quelques jours qu’elle passe en Israël jusqu’aux obsèques dans la torpeur et la stupéfaction, état dont elle peine à sortir, une fois rentrée à Paris.
Elle plonge alors dans ses souvenirs, elle visionne des interviews d’Aharon Appelfeld, retrace le parcours de l’écrivain à travers son œuvre, cherchant des traces de son existence dans les multiples personnages de ses livres.
Puis, pour suivre le conseil d’une lectrice inconnue rencontrée dans l’aéroport lors de son départ pour Tel-Aviv, elle décide de se rendre en Ukraine, à Czernowitz où est né l’écrivain en 1932, une ville qui se trouvait alors en Roumanie. Elle y arrive le 16 février, jour anniversaire de la naissance d’Aharon. Et là, grâce à ses promenades dans les lieux où a vécu son grand ami, lieux qu’il a décrits dans ses livres et dont il lui a parlé, elle trouve enfin un certain réconfort.


Je n’ai pas lu Aharon Appelfeld mais je n’avais aucune crainte en commençant ce livre de Valérie Zenatti. D’elle, j’avais aimé le roman Jacob, Jacob, j’avais apprécié ses longues phrases et son art de donner vie à ses différents personnages. J’avais confiance en elle pour trouver les mots appropriés pour évoquer son ami, pour raconter une vie marquée par la tragédie et pour donner envie de découvrir son œuvre.

Bien sûr, j’avais raison de lui faire confiance, son livre est magnifique, je regrette juste que ma méconnaissance d’Aharon Appelfeld ne me permette pas d’en appréhender toutes les subtilités que je devine dans ce bel hommage. Mais ce livre ne se limite pas à cela, c'est aussi la description d'une amitié, de ce qui a rapproché deux personnes apparemment si différentes, deux écrivains certes, mais ayant choisi d'écrire l'un en hébreu et l'autre en français.

Quel beau moment de lecture !

Page 40-41 :
Curieusement (un de ses adverbes préférés car qui peut se targuer d'avoir vraiment une explication, de dire précisément pourquoi il a agi ainsi ou pas ?), lorsque j'écris mes propres livres, je vis pendant plusieurs mois avec ceux que l'on appelle mes personnages, ils accomplissent leur travail de transformation intérieure, ils cherchent en moi une raison de vivre en éclairant quelques zones d'ombre sur leur passage et quand le livre est achevé, ils me quittent, laissant derrière eux un sillage d'espoir fragile - d'autres que moi les aimeront peut-être. Tandis que lorsque je traduis ses livres, ses personnages entrent en moi, pas à pas, et une fois la traduction terminée, ils ne me quittent plus, ils font partie de moi.
Page 43 :
Je désire et redoute le prochain livre que je traduirai sans lui, sans pouvoir parler avec lui de son rapport secret avec ses personnages, sans le tenir au courant de ma progression, des sentiments qui me traversent au fil des chapitres jusqu'au point final, où une bénédiction inédite s'élève en moi, particulière à chaque livre, mais qui s'achève chaque fois de la même manière : merci d'être arrivée à ce jour. J'ignore comment ces livres-là imposeront leur présence, quels seront leur résonance et leur effet dans ma vie, et c'est heureux qu'il en soit ainsi, je sais que chacun d'eux sera une découverte de lui, des hommes, de moi.
Merci à Babelio et aux éditions de l'Olivier pour l'envoi gracieux de ce livre dans le cadre de l'opération Masse critique.

D'autres avis chez Sylire et sur Mes échappées livresques.

jeudi 21 février 2019

Pour services rendus

Pour services rendus – Ian Levison

Liana Levi (2018)
Traduit de l’anglais (US) par Fanchita Gonzalez Battle


Mai 1969, Tunnels de Cu Chi, 30 km au nord de Saïgon. Billy Drake arrive pour la première fois en zone de combat au Vietnam, où il se retrouve sous les ordres du sergent Fremantle, un homme énergique et vif, soucieux de ses hommes.
 

Octobre 2016, Michigan. Fremantle, le chef de la police de Kearns reçoit la visite de deux hommes faisant partie de l’équipe du sénateur Wilson Drake, en campagne pour sa réélection.  Le sénateur Drake n’est autre que le jeune Billy que Fremantle a sauvé de la mort autrefois alors qu’il était imprudemment sorti de son abri en pleine nuit pour satisfaire un besoin naturel, Billy la jeune recrue pas très douée, fragile dans un environnement hostile, qui n’espérait qu’une chose, rentrer au pays en bon état. Mais le temps a passé, le sénateur Drake a évoqué son passé de vétéran du Vietnam et a enjolivé son action pour se donner le beau rôle. Malheureusement pour lui, d’anciens soldats de son unité sont encore vivants et se souviennent de ce qui est arrivé. Entre autres, Peterson, qui fut gravement blessé au Vietnam et qui n’a pas supporté de voir les faits transformés par le sénateur. Alors, il a dit ce qu’il pensait dans une vidéo sur YouTube, il a raconté sa vérité et tout de suite la cote de sympathie de Drake a accusé le coup. Très mauvais pour l’élection, tout ça. Aussi, Drake souhaiterait que Fremantle accepte une interview télévisée dans laquelle il témoignerait de façon favorable pour son ancienne recrue, en souvenir du bon vieux temps !

C’est d’abord cette couverture colorée qui m’a attirée à la médiathèque, puis j’ai reconnu le nom de l’auteur d’Arrêtez-moi là que j’avais apprécié. Une phrase sur la quatrième de couverture a achevé de me convaincre d’emprunter ce livre : « Un roman au vitriol, où le mensonge est le nerf de la guerre et de la politique ».

C’est bien vrai, tout y est dans ce livre, la guerre, la politique, le mensonge et le vitriol.

La guerre, c’est celle du Vietnam où Mike Fremantle a effectué deux engagements consécutifs, d’où il est revenu sain et sauf, conscient et fier d’avoir fait son devoir. Sur le terrain, il a été un bon sergent, palliant les lâchetés de son supérieur, il a su mener ses hommes, il en a vu mourir beaucoup, il se souvient de Peterson et de son pied en bouillie au seuil de l’hélicoptère qui l’emmenait.
Dans la vie civile, Fremantle est devenu policier, c’est un bon chef, il soutient ses inspecteurs, il connait leurs faiblesses et n’arrive pas encore à lâcher prise, à soixante-dix ans passés. Il déteste le mensonge, il sait comment le contourner chez les suspects et les amener à sortir les phrases qui permettront l’inculpation. La guerre, il n’en parle jamais, même avec sa femme qui est vietnamienne. Alors, lorsque l’équipe de campagne du sénateur l’embarque dans un avion pour le Nouveau-Mexique, il se laisse faire, ému de revoir Billy Drake et touché que celui-ci se souvienne de lui.
Là, il découvre un nouveau monde, celui de la politique dont il n’a aucune idée, celui où la limite entre mensonge et vérité est très floue, celui où on se laisse facilement emporter à prononcer des phrases au-delà de ses convictions profondes, même si les souvenirs de moments occultés par les années reviennent en force et devraient le freiner.

J’ai vraiment pris plaisir à cette lecture, à la confrontation de ces deux mondes si différents. J’ai particulièrement aimé la critique caustique du monde politique, la main mise des communicants, leur façon d’exploiter les informations et de manipuler les témoins. À partir d’un moment, la vérité n’a plus d’importance, il faut continuer coûte que coûte dans la stratégie que l’on a choisie et mettre les moyens qu’il faut pour dénicher celui qui dira ce qu’il faut. Quant à Fremantle, on ne comprend pas comment il peut accepter de mentir ainsi, lui qui est si attaché à la notion de vérité. Il faut attendre les dernières pages pour enfin avoir la clé de l'énigme.
Un livre attachant à découvrir !


lundi 28 janvier 2019

Le Grand Nord-Ouest

Le Grand Nord-Ouest – Anne-Marie Garat

Actes Sud (2018)
 
Fin des années 30 sur la côte ouest des État-Unis : la fête bat son plein sur une plage de Santa Monica pour l’anniversaire de Jessie, six ans, la fille d’Oswald Campbell, nabab hollywoodien, et de Lorna de Rio, génie du business à la plastique de rêve. 

Hélas, au petit matin, on trouve le corps d’Oswald échoué sur la plage comme une baleine morte. Ni une, ni deux, Lorna embarque sa fille endormie dans la Cadillac, passe chercher quelques affaires dans leur propriété de Brentwood et file, armée et munie d’un plan mystérieux vers le Grand Nord-Ouest, empruntant les routes de l’Oregon et de l’Alaska, les pistes, les ferries, troquant sa Cadillac contre un pick-up, changeant d’identité plus souvent que de chemise, manipulant tout le monde et surtout les hommes qui ne résistent pas longtemps à son abattage et à ses ambitions. 

En chemin, en pleine forêt canadienne, alors qu’il leur reste peu d’essence, Lorna et Jessie délivre une indienne, Kaska, d’un piège à loup qui l’a blessée à la jambe. Kaska les guide jusqu’à la cabane d’Herman, un trappeur mi-indien avec lequel elle vit au fin fond du Yukon, près du grand lac Kluane et des monts Saint Elias. Là, pendant quelques semaines, Jessie, devenue Nez de renard, va apprendre les gestes de la vie quotidienne des indiens et des trappeurs pour survivre dans l’environnement glacial et isolé, découvrir une nature sauvage et pleine de ressources. Jusqu’à ce que l’arrivée de deux hommes sur les traces de Lorna les obligent tous à fuir de nouveau à travers la forêt et la montagne.

C’est cette épopée et davantage encore que Jessie raconte quinze ans plus tard à Bud Cooper et qu’il partage avec nous, pauvre lecteur ébahi devant tant d’aventures qui se succèdent à un train d’enfer, dans une langue imagée et truculente. Une langue riche et colorée qui retrace l’histoire de ces contrées lointaines, l’emprise des colons sur les populations amérindiennes, poussées toujours plus loin, tentant de conserver leurs traditions, leur savoir-faire que l’auteur nous détaille avec soin. 

Les trois personnages féminins sont magnifiques : Lorna, la mère, dont on apprend au fur et à mesure les expériences multiples, une femme forte et ambitieuse, prête à tout pour mener à bien son projet, une femme qui n’a peur de rien et qui n’hésite pas à berner ceux qu’elle séduit par sa beauté. Jessie, encore toute petite lorsque commence l’histoire, mais déjà curieuse des autres, observatrice, admirative de sa mère mais pas complètement naïve, voyant très bien ses manipulations. Et puis Kaska, l’indienne gwich’in, qui accueille Lorna et Jessie qui l’ont sauvée d’une mort probable et qui voue à l’enfant une grande tendresse, lui enseignant ce qu’elle sait comme si c’était sa propre fille. C’est grâce à ses qualités d’écoute, à ses dons de chamane peut-être, qu’elle fait parler Lorna sur le secret de l’origine de Jessie, permettant à la fillette de comprendre d’où lui vient sa peau blanche et sa chevelure couleur de feu.

Herman le trappeur est conforme à ce qu’on imagine d’un chasseur des bois. Habitué à la solitude, il ne manifeste pourtant pas d’hostilité lorsqu’il découvre les deux visiteuses à son retour à la cabane. Et lorsqu’il pressent le danger, il n’hésite pas sur la conduite à tenir, même s’il doit pour cela abandonner son abri en plein hiver et braver le blizzard et la neige pour mener leur groupe vers un endroit plus sûr.

Je n’avais jamais rien lu d’Anne-Marie Garat. C’est une rencontre organisée il y a quelques semaines par ma librairie qui m’a donnée l’occasion de la découvrir et qui m’a incitée à me plonger dans ce roman. Grâce à ce Grand Nord-Ouest et à la puissance d’évocation d’Anne-Marie Garat, j’ai effectué un beau voyage aux confins de l’Alaska et du Yukon dans une nature sauvage et riche de tous ceux qui y ont vécu et dont les âmes sensibles perçoivent encore les traces. Dommage que l’objet de la quête de Lorna ne soit pas à la mesure des efforts de l’expédition, c’est la petite déception que j’ai ressentie en refermant ce livre épique et plein de souffle.

Cette petite cabane d’Herman vaut dorénavant à mes yeux le cher chalet de Heidi. N’y manquent que les chèvres de Peter. Et tous les animaux de ma fermette en bois peint. Or les vaches, le cochon, les poules, le dindon ne survivraient pas dans la prairie de Kloo Lake. Tout pousse et meurt si vite durant le court été nordique que les fermiers blancs voient dépérir leurs cultures et leur bétail dès le premier froid, dire qu’ils tiennent pour feignants les indiens qui dédaignent de travailler la terre ! Kaska rit de ces imbéciles qui importent leurs manières de faire d’autres pays sans admettre qu’ici plantes, bêtes et éléments ont leurs lois et leur volontés propres, qu’on ne glane, pêche et chasse que pour le besoin de se nourrir, se vêtir et s’abriter grâce aux ressources que la Terre offre gracieusement ; quand elle en décide. Eux croient la plier à leurs caprices. Souvent ils en deviennent dingos, parfois ils en meurent. Elle s’en félicite. (Page 117)

mercredi 23 janvier 2019

La somme de nos folies

La somme de nos folies – Shih-Li Kow

Zulma (2018)
Traduit de l’anglais par Frédéric Grellier


Lubok Sayong est une bourgade de Malaisie, régulièrement en proie aux inondations du fait de son implantation géographique, située au fond d’une vallée au confluent de deux rivières et proche de trois lacs. C’est lors d’une de ces montées des eaux qui coïncide avec une éclipse solaire qu’Auyong, l’ex-directeur d’une conserverie de litchis, entreprend de présenter au lecteur sa vieille amie Beevi, une femme râleuse mais tendre et fantasque. À la suite du décès accidentel de sa demi-sœur, Beevi hérite de la maison de son père qu’elle décide de transformer en Bed and Breakfast. Elle recueille également Marie-Ann, la jeune orpheline que la sœur venait d’adopter. Auyong et Mary-Ann se relayent alors pour raconter avec fantaisie et malice le quotidien de Lubok Sabong, en une succession de petites chroniques savoureuses où l’on découvre avec plaisir un aspect de la vie malaise, bien éloigné de l’univers des tours de Kuala Lumpur.

J’avais découvert l’existence de ce livre lors de l’édition 2018 des Matchs de la rentrée littéraire Rakuten et il faisait partie de ma sélection. Ce n’est pas celui que j’ai reçu mais ce que j’avais pu en lire m’avait tentée. Quand j’ai finalement pu l’emprunter dans une des bibliothèques de ma ville, je n’ai pas été déçue par ma lecture et j’ai été ravie de me plonger dans ces histoires de Lubok Sabong et de faire connaissance avec les personnages hauts en couleurs de ce roman.

Comme d’habitude, c’est toujours un plaisir de lire un ouvrage publié par Zulma : une couverture originale et colorée et un papier de qualité. On pourrait se dire que ça n’a aucune importance, que seule l’histoire compte, et pourtant, ces éléments matériels apportent un attrait notable à la lecture !
Alors, si vous croisez ce livre, n’hésitez pas !

Page 18
Alimentés par les pluies incessantes, les trois lacs grossissaient allègrement. Le lac de La Quatrième Épouse enlaça les deux plus petits en forme de croissant et la Sayong quitta son lit. Le deuxième jour, les zones basses de la vallée furent inondées et dès le troisième, l’eau atteignit le haut des pilotis de la maison de Beevi. Enfin réunies, la princesse du lac de la Quatrième Épouse et ses demoiselles de compagnie purent commencer leur voyage de retour vers la Chine ou vers Aceh, bien loin de notre petite ville du Perak.