lundi 11 mars 2013

Certaines n'avaient jamais vu la mer

Certaines n’avaient jamais vu la merJulie Otsuka
Phébus (2012)
Traduit de l’anglais (américain) par Carine Chichereau


Certaines n’avaient jamais vu la mer mais toutes les Japonaises dont il est question dans ce livre ont traversé l’océan Pacifique pour rejoindre un futur époux, dont elles ne savaient rien à part une photo et quelques lettres. Après trois semaines de traversée dans des conditions difficiles, le mal de mer, la promiscuité, partageant la crainte ou l’espoir qui les animent, elles débarquent à San Francisco et découvrent, pour la plupart, un mari bien différent de ce qu’elles avaient imaginé. La vie qui les attend n’est pas non plus conforme à leur rêve. Pour beaucoup, c’est le dur labeur dans les champs, pour d’autres, les tâches de domestique. Pour toutes, c’est une vie d’exilées, dans un pays dont elles ne connaissent pas la langue, où elles ont du mal à s’intégrer. Puis les années passent, les enfants naissent, la vie s’améliore mais la deuxième guerre mondiale s’annonce. Le Japon est l’ennemi et ceux qui en sont originaires ne sont plus les bienvenus. De nouveau, il faut partir et tout laisser.

Ce livre de Julie Otsuka a eu beaucoup de succès et j’attendais de le lire avec impatience. J’ai beaucoup aimé la façon dont il est écrit, donnant la parole à toutes ces femmes dans un « nous » collectif, qui, à la fois tient le lecteur à distance de chaque femme en particulier , mais aussi lui donne à s’intéresser à tous ces destins si variés, si différents, mais si semblables par leur caractère tragique.

J’ai trouvé très émouvant le chapitre consacré aux enfants. Comme souvent, les enfants d’immigrés peinent à trouver leur place, mais ne sont déjà plus des Japonais, en veulent à leurs parents de les avoir fait naître ce qu’ils sont. C’est un déchirement pour les mères de les voir s’éloigner d’elles, se détacher des coutumes ancestrales, mais c’est aussi un soulagement de les voir mieux intégrés qu’elles ne le seront jamais.

Pages 26-27 :
Sur le bateau nous ne pouvions imaginer qu’en voyant notre mari pour la première fois, nous n’aurions aucune idée de qui il était. Que ces hommes massés aux casquettes en tricot, aux manteaux noirs miteux, qui nous attendaient sur le quai, ne ressemblaient en rien aux beaux jeunes gens des photographies. Que les portraits envoyés dans les enveloppes dataient de vingt ans. Que les lettres qu’ils nous avaient adressées avaient été rédigées par d’autres, des professionnels à la belle écriture dont le métier consistait à raconter des mensonges pour ravir le cœur. Qu’en entendant l’appel de nos noms, depuis le quai, l’une d’entre nous se couvrirait les yeux en se détournant – je veux rentrer chez moi – mais que les autres baisseraient la tête, lisseraient leur kimono et franchiraient la passerelle pour débarquer dans le jour encore tiède. Nous voilà en Amérique, nous dirions-nous, il n’y a pas à s’inquiéter. Et nous aurions tort.

Page 83 :
Un par un les mots anciens que nous leur avions enseignés disparaissaient de leurs têtes. Ils oubliaient le nom des fleurs en japonais. Ils oubliaient le nom des couleurs. Celui du dieu renard, du dieu du tonnerre, celui de la pauvreté, auquel nous ne pouvions échapper.

Une belle lecture, qui tient à la fois du documentaire et du roman, dans un style très particulier et très efficace.

D'autres avis chez Delphine, Lou, Kathel , Malice et chez Babelio.
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jeudi 7 mars 2013

L'herbe des nuits

L'herbe des nuits - Patrick Modiano
Gallimard (2012)

Une jeune femme  qui se fait appeler Dannie, mais qui est connue sous d’autres identités, un étudiant marocain, un peu trop âgé pour être étudiant, des hommes un peu louches qui se retrouvent à l’Unic hôtel, dans le quartier Montparnasse, et puis un enlèvement et un cadavre qu’on transporte dans une voiture, un inspecteur de police tenace, de tous ces éléments, un autre que Patrick Modiano aurait sans doute tiré un roman policier, avec multiples rebondissements et implications politiques. Mais Patrick Modiano n’est pas un auteur de polar, il a traité cette histoire à sa façon, et personnellement, je m’en réjouis.

Le narrateur, Jean, a retrouvé des carnets dans lesquels il écrivait, quarante ans plus tôt, tout ce qui faisait son quotidien : des listes de noms, des rendez-vous, des adresses, des extraits de poèmes ou de textes choisis. En les parcourant, il se remémore le milieu des années 1960, au sortir de l’adolescence, époque à laquelle il fréquentait le quartier de Montparnasse. A la cafétéria de la Cité universitaire, il avait fait la connaissance de Dannie, une jeune fille qui disait vouloir s’inscrire à la faculté, grâce à l’aide d’Aghamouri, un étudiant marocain qu’elle avait présenté à Jean. Elle avait emménagé à l’Unic hôtel et semblait connaître un groupe d’hommes qui se retrouvaient là, tout en cherchant à les éviter. Dannie était très discrète sur son histoire personnelle et Jean, par peur de la froisser, n’osait pas poser de questions. Il devait se contenter de l’accompagner dans ses déplacements, tant à Paris qu’en province, pénétrant avec elle dans des logements ou des maisons abandonnés, dont elle avait les clés. Les quelques informations qu’il avait obtenues d’Aghamouri n’étaient pas pour le rassurer. D’après celui-ci, Dannie s’était mise dans une situation délicate, mais Jean n’était sûr de rien et son interrogatoire par un inspecteur de police n’avait ni calmé son inquiétude, ni répondu à ses questions.. Puis, Dannie avait disparu en laissant ses mystères derrière elle. Vingt ans plus tard, Jean rencontre par hasard l’inspecteur Langlais près de la Place d’Italie et celui-ci, qui a pris sa retraite, lui confie un dossier, dont la lecture clarifie certains évènements passés.

Dernier opus en date de Patrick Modiano, qui nous entraîne cette fois du côté de Montparnasse, principalement, mais aussi au Jardin du Luxembourg et rue Blanche, décrivant le Paris du milieu des années soixante et ce qu’il est devenu. 
Comme d’habitude, beaucoup de mystère et d’inconnu, qui ne sont que partiellement résolus. Mais ce n’est pas important, c’est le style de Modiano qui compte, sa façon très personnelle d’évoquer le passé, des lieux et des personnages étranges, qui ont leurs secrets, qu’on accepte de ne pas élucider complètement. 
Dans ce roman, plus que dans d'autres, il me semble, le narrateur raconte souvent ses rêves. Grâce à eux, il revit les évènements passés, se rappelle les détails qu'il avait oubliés, qui ne l'avaient pas marqué sur le moment. La lecture du dossier que lui remet l'inspecteur de police, vingt ans après, apporte des réponses aux questions qu'il se posait, replace les évènements dans le contexte politique de l'époque, mais sans insister sur l'affaire. 
D'après les articles que j'ai lus à propos de ce livre, c'est l'enlèvement et le meurtre de Ben Barka qui auraient inspiré ce roman mais Modiano en parle à peine, s'attachant plutôt aux personnages, réels ou supposés, qui ont gravité autour de cette histoire et parcourant les rues de Paris pour mieux retranscrire l'époque où tout cela s'est joué. 



Extrait page 14 :

Un dimanche de fin d’après-midi en octobre, mes pas m’avaient donc entraîné dans cette zone que j’aurais évitée un autre jour de la semaine. Non, il ne s’agissait vraiment pas d’un pèlerinage. Mais les dimanches, surtout en fin d’après-midi, et si vous êtes seul, ouvrent une brèche dans le temps. Il suffit de s’y glisser. Un chien empaillé que vous aviez aimé de son vivant. A l’instant où je passais devant le grand immeuble blanc et beige sale du 11, rue d’Odessa – je marchais sur le trottoir d’en face, celui de droite -, j’ai senti une sorte de déclic, ce léger vertige qui vous prend chaque fois justement qu’une brèche s’ouvre dans le temps. Je restais immobile à fixer les façades de l’immeuble qui entouraient la petite cour. C’était là que Paul Chastagnier garait toujours sa voiture, alors qu’il occupait une chambre rue de Montparnasse, à l’Unic Hôtel. Un soir, je lui avais demandé pourquoi il ne laissait pas cette voiture devant l’hôtel Il avait eu un sourire gêné et m’avait répondu en haussant les épaules : « Par prudence… »

En complément, deux interviews sur France-Culture et sur le site des Inrocks et un article sur le blog de l'école des lettres.
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